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UN PEINTRE DE NOTRE TEMPS

mercredi 29 décembre 2021

Paru en 1958 et rapidement retiré de la vente pour des raisons politiques, Un peintre de notre temps de John Berger a été réédité récemment par L’Atelier contemporain. Le roman présente le journal d’un peintre hongrois en exil à Londres, ses réflexions et son chemin créatif, sur fond de montée en puissance du Printemps de Prague.

20 août 1953

Plus je me comprends et plus je comprends le tempérament de ces artistes que j’admire, plus je suis convaincu que ce qui sépare le talent du génie n’est ni plus ni moins que la confiance : l’aptitude à ne pas avoir peur de se ridiculiser. C’est une chose dangereuse à dire. Ça ouvre la porte à toutes les bravades. Mais c’est une chose très différente de la confiance dont je parle. La bravade vient du désir d’impressionner, qui à son tour vient de cette même peur de se ridiculiser. La confiance dont je parle n’est pas faite de l’opinion des autres. Elle vient de la solitude, qui est la condition de notre travail ; elle vient quand nous réalisons que nous devons d’abord tout à nos capacités. Comment utiliser au mieux ces capacités, c’est une question de situation sociale. Je ne cherche pas d’excuse à celui qui se tient à l’écart des luttes de notre temps : au peintre qui peint des natures mortes pendant que d’autres hommes se font tuer dans les rue. Je ne me cherche même pas d’excuse à moi-même, spectateur passif de la mort de Laszlo – que ses véritables bourreaux vivent à Moscou ou au Pentagone. Nos capacités ne sont ni constantes ni absolues – un violoniste de génie ne réalise pas automatiquement toutes ses capacités chaque fois qu’il joue du violon ; nos capacités sont simplement les moyens qui nous permettent d’utiliser pour le plus grand bénéfice social la situation particulière dans laquelle nous nous trouvons. Le plus grand violoniste ne peut pas être justifié à jouer du violon au bord d’une rivière où un homme se noie et appelle au secours. Mais en même temps si nous nions nos capacités, si nous en doutons, si nous nous les cachons ou si nous les exagérons, si nous les déguisons, bref si nous ne les acceptons pas, nous devenons des demi-hommes, sophistiqués, cyniques, des opportunistes. De tels sous-hommes abondent dans cette société, car c’est une société incapable de reconnaître ou d’utiliser les capacités de la grande majorité de ses citoyens. « Le capitalisme viole le monde comme un vieillard sénile viole une jeune fille saine qu’il est impuissant à imprégner d’autre chose que du mal de la sénilité. » La reconnaissance des capacités de chacun devrait être un phénomène social externe ; c’est devenu une affaire personnelle et introspective que peu de gens ont la force de mener à bien, même partiellement.

Le dilemme de l’artiste est sans importance si l’on considère son art. Mais il peut être important si on le considère comme le reflet intense d’un dilemme plus large mais moins évident. Si nous devons continuer à travailler sous le capitalisme, nous n’avons que deux attitudes possibles : nous devons être soit ambitieux, soit arrogants. L’artiste modeste est un homme que nous ne redécouvrirons que beaucoup plus tard. Aujourd’hui l’artiste sert, ou bien cherche tout seul avec arrogance. Parmi ceux qui servent il y en a peu, naturellement, qui le font consciemment. Simplement, la peur de se ridiculiser l’emporte chez eux sur la conscience en leurs véritables capacités. Le pouvoir de la mode est fondé sur la peur du ridicule. L’artiste ambitieux est l’homme qui place son talent sur le piédestal de la bonne opinion. Et comme nous rêvons tous d’être dans une telle position ! Il n’y a là rien de fondamentalement honteux. Mais tout dépend de l’état de l’opinion contemporaine. Il y a des poissons qu’on rejette à la mer parce qu’ils ne valent pas la peine d’être pêchés. Et là – dans cette dernière phrase – il y a l’autre attitude : l’arrogance.


8 juillet 1955

Pour un artiste, il y a trois manières de lutter pour ce en quoi il croit :

1. Avec un fusil ou une pierre. Laszlo parlait des rues pavées d’or pour les manifestants parce que nous pouvions toujours arracher des pavés des rues pour les lancer.

2. En mettant sa compétence au service de la propagande immédiate – en réalisant des dessins satiriques, des emblèmes, des affiches, des slogans.

3. En produisant des œuvres entièrement de son propre chef. En travaillant dans des conditions dans lesquelles ni la police ennemie, ni les troupes ennemies, ni son propre responsable de la propagande ne dicte ses actions, mais où la force qui le pousse – et qui n’est pas moins puissante – est sa propre tension intérieure.

Chacun de ces manières est justifiée selon la situation dans laquelle l’homme se trouve.
Comme toutes les divisions en 1, 2, 3 ; tout ça est un peu trop simplifié. Les compartiments ne sont pas étanches.

J’ai vu un poète se battre à coups de pierres en récitant ses vers. Et j’ai vu la tête du même poète éclater sous les sabots de la cavalerie de l’empereur. Un peintre qui écoute les indications du responsable de la propagande peut découvrir qu’elles sont identiques à celles de sa propre vision personnelle. Un artiste qui travaille de son propre chef peut même parfois produire des œuvres qui fournissent des slogans ou des emblèmes pour les coins de la rue – Picasso et Brecht.

Toutefois, il y a en gros trois manières différentes de nous battre pour ce en quoi nous croyons, et la manière de nous battre dépend de la situation dans laquelle nous nous trouvons. La manière du fusil et du comité de rédaction d’urgence est généralement de courte durée. Dans un sens, bien sûr, il y a toujours urgence. Mes camarades ont-ils jamais vécu autre chose ? Mais si un homme est forcé de satisfaire continuellement les demandes des urgences les unes après les autres, ou s’il choisit de le faire, il cesse d’être essentiellement un artiste. Ce n’est pas honteux de cesser d’être un artiste – une telle idée ne vient que de la nostalgie du romantisme. Quand l’anglais Hogarth disait qu’il préfèrerait débarrasser Londres de la cruauté que peindre la chapelle Sixtine, il faisait un choix plus que raisonnable.

Mais ceux qui demeurent des artistes travaillant de leur propre gré – comment nous battons-nous pour ce en quoi nous croyons ? Sommes-nous des militants de cette façon ? La question même paraîtrait absurde à la plupart de mes collègues peintres de Londres. Nous ne sommes pas des militants, diraient-ils, et s’ils étaient honnêtes, ils ajouteraient qu’ils peignent pour gagner de l’argent ou pour découvrir quelque chose sur eux-mêmes. Ou encore – et c’est le plus vraisemblable – simplement parce qu’ils aiment ça. Comment y faire une objection ? Mais ne nous laissons par égarer. Ce n’est pas pour ça que Delacroix, Géricault, Courbet, Cézanne, Pissaro, Van Gogh, Gauguin travaillaient ; ni aucun des grands artistes des deux derniers siècles. Tous ces hommes étaient des militants ; militants au point d’être prêts à mourir pour leurs convictions. Delacroix croyait à ce qu’il appelait « le beau » ; Cézanne à sa petite sensation ; Van Gogh à « l’humanité, l’humanité et encore l’humanité ». Ils se battaient pour leurs diverses versions et la plus grande partie de leur énergie militante était utilisée pour lutter contre les difficultés de réaliser leur vision, de trouver les formes visuelles qui transformeraient leurs intuitions en réalité. La source de chacune de ces visions différents était pourtant toujours la même sorte de conviction ; chacun savait que la vie pouvait être meilleure, plus riche, plus juste, plus vraie qu’elle n’est. Toute tentative moderne de créer une œuvre d’art est fondée sur le désir, généralement non avoué, d’augmenter la valeur de l’expérience qui a suscité cette œuvre. Au XIXe et XXe siècle, une telle augmentation de la « valeur » doit inévitablement se compter en terme de plaisir, de vérité ou de justice humaine. Avant, c’était peut-être différent. Cézanne contemplait la Sainte-Victoire afin d’ajouter quelque chose à la vérité connaissable par l’intelligence et les sens humains. Ce que la plupart des esthètes oublient, c’est que les recherches et les sensations agréables ne commencent à être agréables qu’à partir d’un certain niveau de confort, et que, pour une raison ou une autre, la plupart des artistes modernes ont vécu au-dessous de ce niveau. On ne remarque pas la différence entre un bon vin et un vin quelconque quand on a l’estomac complètement vide.


19 juillet 1955

L’écœurante futilité de tant d’art contemporain d’Occident ne peut s’expliquer que par référence à la désintégration idéologique de la bourgeoisie. Il s’est instauré une sorte de paranoïa de classe. Le culte de l’irrationalisme et de la peur est en dernière analyse un résultat d’une peur de classe devant le socialisme. Mais est-il nécessaire que le travail d’artistes qui sont des socialistes reflète une peur égale mais différente : une peur de l’obscurité comme celle des enfants qui ont peur du noir ?

[…]

Il est évident que le désir de rendre le monde meilleur n’a pas grande valeur en soi. Il faut naturellement ajouter : comment ? Et meilleur pour qui ? Et dès que j’essaie de répondre à ces questions, je me rends compte que l’organisation et la discipline sont nécessaires, ainsi qu’une compréhension de l’histoire. Le marxisme et le parti fournissent cette organisation, cette discipline et cette compréhension. « Mais, pour l’artiste, son art est capable de les fournir aussi. » Finalement, il ne devrait pas y avoir de contradictions entre la discipline du communisme et la discipline de l’art ; plus il y aura d’artistes communistes et moins il y aura de contradictions. Mais, actuellement, la contradiction peut surgir. Et nous devons vivre avec elle. Toute tentative de transformer un artiste en homme politique accroît la contradiction. Mieux il comprend sa signification politique en tant qu’artiste – et non en tant qu’homme politique – moins la contradiction sera forte.

[…]

Même en période de transition, les hommes vieillissent et meurent et des enfants naissent. L’homme politique peut parfois l’oublier. Pas moi.


2 novembre 1955

La connaissance de soi – la connaissance de ses motifs et de ses besoins – doit toujours s’accompagner d’un niveau égal de connaissance du monde, c’est-à-dire de connaissance objective de la nature, de la société, de l’environnement, des autres. C’est cet équilibre, pas nécessairement la quantité de connaissance d’un côté ou de l’autre, qui fait la qualité de ceux que l’on appelle les sages. Si l’équilibre est rompu, trop de connaissance de soi produit l’anarchiste, et trop de connaissance du monde le bureaucrate.

John Berger, Un peintre de notre temps


METATEXTES


A propos du livre et de sa parution, Joel Whintey dans Finks, how the CIA tricked the World’s Best Writers

L’Atelier contemporain

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