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LES LIVRES ET LA PROPAGANDE

Qui mène la danse ? Les hommes de Ransom

lundi 26 mars 2018

Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, de Frances Stonor Saunders, retrace comment, à partir de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les Etats-Unis mettent en place en Europe un vaste programme de propagande culturelle, destiné à contrebalancer l’influence communiste, programme qui se déroulera jusqu’en 1967, quand il éclatera au grand jour.

Quelques extraits issus du chapitre Les hommes de Ransom reviennent sur l’utilisation des livres et de l’édition dans le cadre de ce programme européen.

« Les livres sont différents de tout autre moyen de propagande, écrit un directeur du Covert Action Staff [Bureau d’action clandestine] de la CIA, d’abord parce qu’un seul livre peut changer de manière significative la manière de penser et d’agir du lecteur, à un point inégalé par n’importe quel autre médium, ce qui fait que fabriquer des livres constitue l’arme la plus importante de la propagande stratégique à long terme  » Le programme clandestin des livres de la CIA était dirigé, d’après la même source, selon les objectifs suivants : Faire publier ou distribuer des livres à l’étranger sans révéler aucune influence américaine, grâce au financement clandestin de publications ou des libraires à l’étranger. Faire publier des livres qui ne soient pas « contaminés » par des liens apparents avec le gouvernement des Etats-Unis, particulièrement si la position de l’auteur est « délicate ». Faire publier des livres pour des raisons opérationnelles, sans tenir compte des chances de succès commercial. Instaurer et financer sur place des organisations nationales pour la publication et la distribution de livres. Stimuler l’écriture d’ouvrages d’intérêt politique écrits par des auteurs étrangers inconnus – en subventionnant directement l’auteur, si le contact secret est possible, soit indirectement, via les agents littéraires ou les éditeurs. »

Le New York Times affirma en 1977 que la CIA était intervenue dans la publication d’au moins un millier de livres. […]

Outre John Hunt, dont la première ambition était d’écrire, l’Agence s’enorgueillissait de compter d’autres écrivains en activité parmi ses agents. A Paris, Peter Matthiessen, diplômé de Yale, et plus tard l’auteur célébré du Léopard des neiges, participa à la fondation de The Paris Review, y collabora, écrit le roman Partisans tout en travaillant pour la CIA. Cord Meyer recruta aussi Charles Mc Carry, qui fut plus tard considéré comme l’équivalent américain de John Le Carré. Il y avait aussi James Michener, dont la longue carrière d’écrivain de best-sellers modestement intitulés Poland, Alaska, Texas, Space fut ponctuée par une courte liaison avec l’Agence. Au milieu des années cinquante, Michener utilisa sa carrière d’écrivain comme couverture de son travail d’élimination des radicaux qui avaient infiltré une des opérations asiatiques de la CIA. Pour ce faire, il fut placé à la fondation Asia de la CIA. Il déclara plus tard, « un écrivain ne doit jamais servir d’agent secret à quoi que ce soit ni qui que ce soit ».

Puis il y eut Howard Hunt, auteur de romans comme East of Farewell, Limit of Darkness et Stranger in Town (qui lui valut une bourse Gugghenheim). Tout en travaillant pour l’OPC (Bureau de coordination politique) de Wisner, Howard Hunt était sous contrat avec la Corporation éditoriale Fawcett pour publier chez Gold Medal plusieurs livres de poche originaux. A Mexico, il fut chargé du livre d’El Campesino, intellectuel marxiste et ex-combattant de la guerre d’Espagne, Life and Death in the USSR, un des premiers témoignages personnels sur la terreur stalinienne à paraître en Amérique latine. Le livre fut largement traduit et distribué avec l’aide de la CIA. Hunt confia aussi à l’officier responsable William Buckley la mission d’aider un autre intellectuel, le marxiste chilien Eudocio Ravines, à terminer la rédaction de son livre tout aussi influent, The Yenan Way.

A la fin de 1961, Howard Hunt rejoint la toute nouvelle Division des opérations intérieures (Domestic Operations Division, DOD) de Tracy Barnes. Barnes, directeur adjoint du Conseil de stratégie psychologique (PSB), était un partisan convaincu de l’utilisation de la littérature comme arme anticommuniste, et faisait tous ses efforts pour renforcer le programme de publication de la CIA. « La nouvelle division acceptait à la fois le personnel et les projets dont les autres ne voulaient pas au sein de la CIA, écrit par la suite Howard Hunt, et les projets d’action clandestine qui m’arrivaient concernaient presque tous l’édition et les publications. Nous subventionnions les livres « importants », par exemple The New Class, de Milovan Djilas (l’étude définitive de l’oligarchie communiste), qui figurait parmi les titres ainsi subventionnés du catalogue de la maison Frederick A. Praeger Inc. »

« Sous un pseudo ou un autre, j’aidais les livres pro-CIA… et en même temps je supervisais un ou deux ouvrages érudits, non sans parfois écrire moi-même à la hâte un article dans une revue sur le nouveau caractère odieux de la menace des cocos », raconte Harry Hubbard dans Harlot et son fantôme de Mailer. Même les guides de voyage pouvaient contenir les idées d’agents de la CIA, dont beaucoup parcouraient l’Europe en utilisant les célèbres guides Foror comme couverture. Eugene Fodor, ancien lieutenant de l’OSS, défendit par la suite cette pratique, en disant que les collaborateurs de la CIA « étaient tous hautement professionnels, de grande qualité. Nous n’avons jamais laissé la politique s’introduire en fraude dans les livres. » […]

Ce phénomène de l’écrivain espion, ou de l’espion écrivain, n’était nullement chose nouvelle. Somerset Maugham avait utilisé sa position littéraire pour couvrir ses missions pour les Services secrets britanniques (British Secret Service) pendant la Première Guerre mondiale. Son recueil ultérieur de nouvelles autobiographiques, Ashenden, fut une bible pour les officiers de renseignements. Campton Mackenzie avait travaillé pour le MI5 dans les années trente, et fut plus tard poursuivi par le gouvernement de Sa Majesté pour avoir révélé le nom des membres du SIS dans son livre Aengam Memories. Graham Greene, pour ses romans, avait beaucoup puisé dans on expérience d’agent secret pour le MI5 pendant – et, dit-on, après – la Second Guerre mondiale. Il est célèbre pour avoir dit un jour que le MI5 était « la meilleure agence de voyages au monde ».

« Les intellectuels, ou une certaine sorte d’intellectuels, ont toujours flirté avec les services de renseignements, remarque Carol Brightman. C’est une sorte de rite de passage à l’âge adulte d’entre dans les services de renseignements, particulièrement sur certains campus tels que Yale. » Pour l’écrivain Richard Elman (à ne pas confondre avec le biographe de Joyce, Richard Ellmann), il y avait aussi un intérêt esthétique partager : « Il vaut la peine de se pencher sur ce que tous ces gens avaient en commun. Ils étaient tous chrétiens, sans sectarisme, à la T.S. Eliot. Ils croyaient en une autorité supérieure, une vérité supérieure qui sanctionnait leur croisade contre le communisme, contre l’athéisme. T.S. Eliot, Pound et d’autres modernistes séduisaient leur sensibilité élitiste. La CIA commanda même une traduction des Quatre quatuors d’Eliot et en lâcha par avion sur la Russie. C’étaient des hommes, comme Shaw et Wells, qui n’aimaient pas la notion socialiste du « siècle de l’homme ordinaire » - ils voulaient un homme non ordinaire et une autorité supérieure. Par conséquent, ils ne se contentaient pas de mettre de l’argent dans la culture au hasard.  »

Allen Ginsberg alla même jusqu’à concevoir que T.S. Eliot faisait partie d’une conspiration montée par son ami (celui d’Eliot) James Jesus Angleton. Dans une saynète de 1978, intitulée « T.S. Eliot est entré dans mes rêves », Ginsberg imaginait que « Sur le pont supérieur d’un bateau voguant vers l’Europe, Eliot était installé dans un transat en compagnie de plusieurs passagers, un ciel bleu nuageux au-dessus de nous, un plancher métallique en dessous. « Et vous, demandais-je, qu’avez-vous pensé de la domination de la poétique par la CIA ? Après tout, Angleton n’était-il pas votre ami ? Ne vous a-t-il fait part de ses projets pour revitaliser la structure intellectuelle de l’Ouest contre, pour ainsi dire, les staliniens ? » Eliot écoutât avec attention – j’étais surpris qu’il ne soit pas distrait. « Et bien, il y a toute sorte de types qui se battent pour la domination, politique et littéraire… vos gourous, par exemple, ou les théosophes, ou ceux qui font parler les tables, ou les dialecticiens, ou les diseurs de bonne aventure, ou les idéologues. Je suppose que j’en faisais partie quand j’avais trente ans. Mais, c’est vrai, j’ai connu les conspirations littéraires d’Angleton, et les ai trouvées mesquines – bien intentionnées mais sans importance pour la littérature. » Je les trouve d’une certaine importance, répondis-je, puisqu’elles ont nourri les carrières de tant d’intellectuels croulants, fourni des moyens de subsistance aux penseurs de l’Académie qui ont influencé l’atmosphère intellectuelle de l’Ouest […]. Après tout l’atmosphère intellectuelle devrait être révolutionnaire, ou au moins radicale, à la recherche des racines du malaise, de la mécanisation et de la domination par un monopole anormal […]. Et le gouvernement à travers des fondations soutenait tout un domaine de « Spécialistes de la guerre » […] Le financement de revues telles que Encounter qui considéraient le style eliotien comme la pierre angulaire du raffinement et de la compétence […] ont échoué à créer une culture individualiste décentralisée, libre, vitale et alternative. A la place nous avons eu le pire impérialisme capitaliste. »

Frances Stonor Saunders Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, traduit de l’anglais par Delphine Chevalier, Denoël Impacts, 2003


Extraits choisis

Les angles morts de l’histoire (Introduction)
Actions et financements (Le consortium, César d’Argentine)
Livres et propagandes (Les hommes de Ransom)
L’expressionnisme abstrait (Barbouille yankee)
Le cinéma et la CIA (Les furies de la garde)


METATEXTES


Frances Stonor Saunders Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle

Pour lire une partie de l’ouvrage, Danielle Bleitrach met en ligne une retranscription chapitre par chapitre (en cours)

Introduction

Chapitre 1/ Partie1 La culture et la CIA

Chapitre 1 / Partie 2 Cadavres exquis

Chapitre 1 / Partie 3

Chapitre 2 Les élus du destins / Partie 1

Chapitre 2 / Partie 2


L’Amérique et l’art abstrait, quand l’art devient une arme politique par Frances Stonor Saunders

Revue de presse par Ernesto Carmona
Quelques extraits, Introduction, Actions et financements, Livres et propagandes, L’expressionnisme abstrait, Le cinéma et la CIA

Finks, How the CIA tricked the world’s best writers ?
Une interview de Joel Whitney

Arte, Quand la CIA infiltrait la culture

Gabriel Rockhill La CIA et les intellectuels français

Annie Lacroix-Riz Le livre noir de l’anticommunisme


Illustration

Une photo de Zurrer, série Mickmaus romanze, Open musée Niepce