Le peintre
est libre de nos jours de peindre tout ce qu’il veut. Il n’y a pour ainsi dire pas de sujets interdits et tout le monde admet à présent qu’il peut être aussi important de peintre un fruit que la mort d’un héros. C’est surtout aux Impressionnistes qu’on doit la conquête de cette liberté inconnue antérieurement.
Pourtant, dès la génération suivante, les peintres ont commencé à abandonner tout sujet et à peindre des œuvres abstraites qui constituent la majeur partie de la production actuelle.
Y a-t-il un lien entre ces deux faits ? L’art est-il devenu abstrait parce que l’artiste est gêné par sa liberté ? Pouvant peindre n’importe quoi, serait-il devenu incapable de savoir quoi peindre ? Ses défenseurs parlent souvent de l’art abstrait comme d’un art de la liberté totale. Mais ne s’agirait-il pas de la liberté de l’île déserte ?
Il serait trop long de traiter ces questions à fond. Mais, à mon avis, les deux choses sont effectivement liées. De nombreux facteurs ont favorisé le développement de l’art abstrait et parmi eux, le désir de l’artiste d’éluder la difficulté de trouver des sujets alors que tous sont également possibles. Si je soulève ici ce problème, c’est parce que je voudrais attirer l’attention sur le fait que le choix d’un sujet par un peintre est beaucoup plus difficile qu’il ne le semble au premier abord. Un sujet ne naît pas de ce qui est posé devant le chevalet ou de quelque souvenir que le peintre se trouve avoir conservé. Il naît quand l’artiste prend la décision de peindre telle ou telle chose parce que pour une raison quelconque il la trouve significative, digne d’une attention particulière (ce qui la rend particulière ou significative peut lui sembler purement visuel – ses couleurs ou sa forme). Une fois le sujet choisi, le tableau lui-même a pour fonction d’exprimer et de justifier la signification de ce choix.
On dit souvent que de nos jours le sujet n’a pas d’importance. Ce n’est là qu’une réaction contre l’interprétation exagérément littéraire et moraliste qui lui a été donnée au XIXe siècle. En réalité, c’est littéralement le point de départ et la fin d’un tableau. Celui-ci commence par une sélection (je vais peindre ceci et non autre chose) ; il est terminé lorsque cette sélection a été justifiée (maintenant, vous voyez tout ce que j’ai vu et senti dans ceci et en quoi cela dépasse la simple chose représentée).
Pour qu’un tableau soit réussi, il est donc indispensable que le peintre et son public soient d’accord sur ce qui est significatif. Le sujet peut avoir un sens particulier pour le peintre ou pour un observateur déterminé ; mais il faut qu’ils puissent s’accorder aussi sur son sens général. C’est en cela que la culture de la société et de la période considérées précèdent l’artiste et son art. L’art de la Renaissance n’aurait eu aucune signification pour les Aztèques – et inversement. Si, dans une certaine mesure, quelques intellectuels peuvent apprécier aujourd’hui ces deux arts, c’est parce que leur culture est historique : inspirée par l’histoire, elle est capable d’assimiler, dans l’ensemble sinon dans chacun de ses détails, tout ce qui a été créé jusqu’à ce jour.)
Lorsqu’une culture est stable et sûre de ses valeurs, elle fournit des sujets à ses artistes. L’accord général sur ce qui est significatif est suffisamment bien établi pour que le sens de certains sujets s’amplifie et devienne traditionnel. C’est le cas, par exemple, des roseaux et de l’eau en Chine, du nu pendant la Renaissance, des têtes d’animaux en Afrique. Par surcroît, dans de telles cultures l’artiste a peu de chances d’agir en toute liberté : il est employé pour traiter des sujets déterminés, et le problème que nous venons d’évoquer ne se pose pas pour lui.
Dans une culture en état de désintégration et de transition, la liberté de l’artiste grandit – mais la question du sujet lui pose un problème : il doit choisir seul pour la société. Ce fait est à l’origine des crises croissantes de l’art européen pendant le XIXe siècle. On oublie trop souvent combien il a connu de scandales artistiques dus au choix du sujet (Géricault, Courbet, Daumier, Degas, Lautrec, Van Gogh, etc.).
A partir de la fin du XIXe siècle, l’artiste a disposé en gros de deux moyens de réagir devant la nécessité de décider quoi peindre. Ou il s’identifiait au peuple et se laissait dicter ses sujets par la vie de celui-ci ou il lui fallait les découvrir en lui-même. Par peuple, j’entends tout le monde sauf la bourgeoisie. En fait, beaucoup de peintres travaillaient évidemment pour la bourgeoisie et se contentaient de puiser dans la liste de sujets approuvés par elle ; leurs œuvres remplirent chaque année le Salon ou la Royal Academy, mais ils sont tous oubliés aujourd’hui, ensevelis sous l’hypocrisie de ceux qu’ils ont trop fidèlement servis.
Ceux qui se sont identifiés au peuple (Van Gogh ou Gauguin dans les mers du Sud) ont trouvé des sujets nouveaux ou renouvelé des sujets anciens à la lumière de la vie de ceux à qui ils s’étaient assimilés. La signification d’un paysage de Van Gogh et la raison ayant déterminé son choix sont absolument différentes de celles d’un paysage de Poussin.
Ceux qui ont trouvé leurs sujets en eux-mêmes (Seurat ou Cézanne) se sont efforcés de faire de leur manière de voir le nouveau sujet de leurs tableaux. Dans la mesure où ils y ont réussi, comme nous l’avons vu dans le cas de Cézanne, ils ont totalement transformé les rapports entre l’art et la nature et permis à tout spectateur de s’identifier à la vision du peintre.
Les premiers furent essentiellement poussés par le poids terrible de la solitude. Cherchant à « s’intégrer », ils acquirent une conscience sociale et, dès lors, voulurent changer la société. C’est dans ce sens seulement qu’on peut dire qu’ils furent politisés et qu’ils choisirent leurs sujets selon les critères d’une société future.
Les seconds eurent moins de peine à se résigner à la solitude. Ils se consacrèrent à la logique de leur vocation, ne cherchant pas à soumettre leur imagination aux exigences de la vie des autres ; mais au contraire à l’utiliser pour maîtriser de mieux en mieux leur art. Leur sujet auquel ils revinrent inlassablement – qui était leur manière de voir – fut choisi par eux pour créer les critères d’un art futur.
Aucun artiste n’entre de façon absolue dans l’une ou l’autre de ces catégories. J’ai volontairement schématisé les choses afin de jeter un peu de lumière sur un problème complexe ? Mais, sous cette réserve, la même division peut s’appliquer aux artistes importants du siècle : d’une part ceux dont la manière de voir transcende leur sujet : Braque, Matisse, Dufy, de Staël, etc., et d’autre part ceux qui par le choix de leur sujet mettent l’accent sur un mode de vie (tragique ou glorieux) autre que celui de la bourgeoisie : Rouault, Léger, Chagall, Permeke, etc.
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Il nous faut revenir maintenant aux répercussions de l’isolement de Picasso sur son art. Les éloges ne lui ont pas manqué, le pouvoir créateur non plus. Ce qui lui a manqué ce sont les sujets.
« En fait, il existe très peu de sujets. Tout le monde les reprend. Vénus et Cupidon deviennent la Vierge à l’enfant, puis une mère et son enfant, mais c’est toujours le même sujet. En inventer un nouveau doit être merveilleux. Prenez Van Gogh. Ses pommes de terre – une chose si banale. Avoir peint cela, ou ses vieilles godasses ! C’était vraiment quelque chose. »
Dans cette déclaration – faite en 1955 à son ancien marchand de tableaux, Kanhveiler – Picasso révèle involontairement ses difficultés. Il n’a jamais rien dit qui nous en apprenne autant sur le problème fondamental de son art. Une Vénus avec Cupidon ne peut se comparer à une Vierge à l’enfant que d’un point de vue très sommaire. On pourrait aussi bien déclarer que tous les paysages depuis les primitifs italiens jusqu’à Manet ne sont qu’un seul et même sujet. Une Vénus avec cupidon diffère totalement par son sens et tout ce qui l’entoure d’une vierge à l’enfant, même si celle-ci est d’inspiration profane et a perdu toute signification religieuse. Chacun de ces sujets dépend d’un tout autre accord entre le peintre et le spectateur.
[…]
Quand Picasso a trouvé son sujet, il a créé des chefs-d’œuvre. Dans le cas contraire, il a produit des tableaux dont on finira par voir qu’ils sont absurdes. Ils le sont déjà, mais personne n’a le courage de le dire de peur d’encourager les philistins pour qui tout art qui n’est pas un miroir flatteur est absurde.
John Berger, 1965
Success and failure of Picasso La réussite et l’échec de Picasso
Traduction française Jacqueline Bernard
Dossiers des Lettres Nouvelles, sous la direction de Maurice Nadeau
Denoël, 1968
D’autres extraits
La réussite ou l’échec de Picasso
A propos
Portrait de l’artiste en vieillard de Camille Chenais