Chrome
J’étais rentré de la déportation depuis trois mois, et je vivais mal. Ce que j’avais vu et souffert brûlait en moi, je me sentais coupable d’être homme, car les hommes avaient édifié Auschwitz, et Auschwitz avait englouti des millions d’êtres humains, et beaucoup de mes amis, et une femme qui était toujours dans mon cœur. Il me semblait que je me purifierais en racontant, et je me sentais pareil au vieux marin de Coleridge qui saisit par la manche, dans la rue, les gens conviés aux noces pour leur infliger son histoire de malédiction. J’écrivais des poésies brèves et pleines de sang, je racontais, comme pris de vertige, de vive voix et par écrit, si bien que peu à peu, il allait en naître un livre – je trouvais un bref apaisement dans l’écriture et je me sentais redevenir un homme, un comme tous les autres, ni martyr ni infâme ni saint, un de ceux qui fondent une famille et regardent vers le futur au lieu de regarder le passé.
Comme on ne vit pas de poésie et de récits, je cherchais fiévreusement du travail, et je le trouvai dans la grande usine au bord du lac, encore endommagée par la guerre, assiégée pendant ces mois par le boue et la glace.
[…]
Il arriva que, le lendemain, le destin me réserva un don différent et unique : la rencontre avec une femme, jeune et faite de chair et d’os, chaude contre ma jambe à travers nos manteaux, allègre au milieu du brouillard humide des vallées, patiente, savante et sûre tandis que nous marchions dans les rues encore bordées de décombres. En quelques heures, nous sûmes que nous nous appartenions, non pour une rencontre mais pour la vie, ainsi qu’il en a été. En quelques heures, je m’étais senti neuf et plein de puissances nouvelles, lavé et guéri de mon long mal, prêt enfin à entrer dans la vie avec joie et vigueur ; le monde, autour de moi, était lui aussi soudainement guéri, et exorcisés le nom et le visage de la femme qui était descendue aux enfers avec moi et n’en était pas revenue.
Mon écriture même devint une aventure différente, non plus l’itinéraire douloureux d’un convalescent, d’un homme qui mendie de la pitié et des visages ais, mais une construction lucide, qui avait cessé d’être solitaire, - une œuvre de chimiste, qui pèse et sépare, mesure et juge sur des preuves sûres, et s’ingénie à répondre aux pourquoi.
A côté du soulagement libérateur qui est le propre de celui qui est de retour et raconte, j’éprouvais maintenant dans l’écriture un plaisir complexe, intense et nouveau, semblable à celui que j’avais éprouvé, étudiant, en pénétrant dans l’ordre solennel du calcul différentiel. Il était exaltant de recherche et de trouver, ou de créer, le mot juste, c’est-à-dire mesuré exactement, bref et fort ; de tirer les choses du souvenir et des les décrire avec le maximum de rigueur et le minimum d’encombrement.
Paradoxalement, mon bagage de souvenirs atroces devenait une richesse, une semence ; il me semblait, en écrivant, croître comme une plante.
Primo Levi, Le système périodique, 1975
METATEXTES
Le Système périodique : cryptages et décryptages
Le système périodique de Primo Levi : un lyrisme codé par la science
Le Système périodique de Primo Levi :une classification de la matière narrative