Au temps de ma petite enfance, tout ce qui appartenait à la société conservatrice était mondain, et dans un salon bien posé on n’eût pas pu recevoir un républicain. Les personnes qui vivaient dans un tel milieu s’imaginaient que l’impossibilité de jamais inviter un « opportuniste », à plus forte raison un affreux « radical », était une chose qui durerait toujours, comme les lampes à huiles et les omnibus à chevaux. Mais pareille aux kaléidoscopes qui tournent de temps en temps, la société place successivement de façon différente des éléments qu’on avait crus immuables et compose une autre figure. Je n’avais pas encore fait ma première communion, que des dames bien pensantes avaient la stupéfaction de rencontrer en visite une Juive élégante. Ces dispositions nouvelles du kaléidoscope sont produites par ce qu’un philosophe appellerait un changement de critère. L’affaire Dreyfus en amena un nouveau, à une époque un peu postérieure à celle où je commençais à aller chez Mme Swann, et le kaléidoscope renversa une fois de plus ses petits losanges colorés. Tout ce qui était juif passa en bas, fût-ce la dame élégante, et des nationalistes obscurs montèrent prendre sa place. Le salon le plus brillant de Paris fut celui d’un prince autrichien et ultra-catholique. Qu’au lieu de l’affaire Dreyfus il fût survenu une guerre avec l’Allemagne, le tour du kaléidoscope se fût produit dans un autre sens. Les Juifs ayant, à l’étonnement général, montré qu’ils étaient patriotes, auraient gardé leur situation, et personne n’aurait plus voulu aller ni même avouer être jamais allé chez le prince autrichien. Cela n’empêche que chaque fois que la société est momentanément immobile, ceux qui y vivent s’imaginent qu’aucun changement n’aura plus lieu, de même qu’ayant vu commencer le téléphone, ils ne veulent pas croire à l’aéroplane. Cependant, les philosophes du journalisme flétrissent la période précédente, non seulement le genre de plaisirs que l’on y prenait et qui leur semble le dernier mot de la corruption, mais même les œuvres des artistes et des philosophes qui n’ont plus à leurs yeux aucune valeur, comme si elles étaient reliées indissolublement aux modalités successives de la frivolité mondaine. La seule chose qui ne change pas est qu’il semble chaque fois qu’il y ait « quelque chose de changé en France ».
Marcel Proust
A l’ombre des jeunes filles en fleurs
La Pléïade, vol 1, P 517
METATEXTES
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Walter Benjamin, Panorama impérial I. Ça ne peut plus durer comme ça
Le kaléidoscope a été inventé en 1817. Jouet à succès dès sa création, il traverse le XIXe siècle et toutes ses découvertes pour arriver jusqu’à nous. Très simple d’utilisation comme de fabrication, c’est pourtant le jouet technique par excellence, autant que le miroir de son époque. D’autres auteurs ont joué des images riches et multiples que permet ce jouet qui n’a pas perdu sa place dans les boutiques pour enfants.
Georges Didi Huberman, dans Connaissance par le kaléidoscope, en explore les facettes en relation avec le regard que porte sur lui Benjamin, lecteur et traducteur de Proust et plus particulièrement d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs.
Le kaléidoscope fit fureur à Paris de 1818 à 1822, en concurrence directe avec le fameux casse-tête chinois19. Alphonse Giroux, qui déposa un brevet en mai 1818, présentait le kaléidoscope sous le nom de « transfigurateur », ou encore de « lunette française » (fig. 5 [A. Giroux, « Le Transfigurateur , ou la lunette française », brevet d’invention du kaleidoscope, 1818]) :
« Le transfigurateur ou kaléidoscope est une espèce de lunette armée, à l’extrémité qui touche l’oeil, d’un verre lenticulaire, et à l’extrémité opposée, d’un verre dépoli. On introduit dans l’espace ménagé entre ce dernier verre et un troisième verre placé à un pouce et demi du précédent, des objets d’un petit volume, comme morceaux d’étoffe de différentes couleurs, coquillages, pierres fausses, etc. Ces objets en se mêlant se combinent à l’oeil de mille manières piquantes toujours régulières et jamais semblables, effet produit par la réunion de trois verres en forme de triangle et régnant dans toute la longueur du tube. [p. 9] Ces verres sont revêtus à leur face extérieure d’un morceau d’étoffe ou de papier de couleur foncée, de manière à produire intérieurement l’effet d’une glace. C’est en venant se réfléchir dans cette triple surface que les objets réunis à l’extrémité du tube présentent, à l’aide du mouvement de rotation imprimé à l’instrument, des combinaisons agréables et variées. »
Cette boîte à malices visuelle aura parfaitement rempli son office dialectique : comme « joujou scientifique », on la retrouve, jusqu’à la fin du xixe siècle, dans les catalogues d’optique et de « précision ». Comme machine à émerveiller, on la retrouve, à la même époque, comme accessoire de « magie blanche » et outil de prestidigitation. Par-delà même ce montage anachronique de scientisme et de magie, caractéristique du siècle en général, Benjamin aura pu retenir de ce modèle optique une leçon plus profonde encore. Car, dans les configurations visuelles toujours « saccadées » du kaléidoscope, se retrouvent une fois de plus le double régime de l’image, la polyrythmie du temps, la fécondité dialectique. Le matériau visuel du kaléidoscope à savoir ce que l’on dispose dans le tube, entre le verre dépoli et le verre intérieur est de l’ordre du rebut et de la dissémination : bouts d’étoffes effilochées, coquillages minuscules, verroterie concassée, mais aussi lambeaux de plumes ou poussières en tous genres¤ Le matériau de cette image dialectique, c’est donc la matière comme dispersion, un démontage erratique de la structure des choses.
Article complet Connaissance par le kaléidoscope
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