Quand je suis arrivée, le lavoir était abandonné depuis longtemps. Or il y a dans le village une très vieille tradition qui ne s’était pas arrêtée, elle, et tout est reparti de là, de la tradition ancestrale des banquets du village et de la Grande Nappe. Chaque année, au printemps et à l’automne, tout le monde se réunit pour un très grand repas sur la place du village. Les hommes s’occupent du grand plat. Au printemps, ils tuent un agneau, un chevreau. A l’automne, ils préparent le gibier qu’ils ont chassé, mariné, en civet. Les femmes cuisinent les légumes du jardin, pétrissent le pain, et les enfants font les gâteaux, les desserts, sans plan bien précis mais selon leurs envies. Enfin, je dis les hommes, les femmes, les enfants, mais c’est un peu par facilité. Je n’y reviendrais pas, mais il faut le préciser, dans le village, les rôles sont certes définis, mais cela n’est jamais fermé. Si c’est les hommes qui vont plutôt chasser, les femmes peuvent y aller aussi, et vice versa pour la cuisine, le linge et le reste. Ainsi la petite Diane, depuis toute petite, a toujours préféré taillis et fusils. On la trouve le plus souvent du côté des battues. Matteo, lui, ne suit que les fourmis, les poissons, et son petit nez qui vient se fourrer dans les jupes des femmes. Au village, chacun peut changer d’avis, ce n’est jamais vraiment un souci. Mais il faut reconnaître que le plus souvent, pour certaines tâches, hommes et femmes se séparent en deux clans, comme dans une danse, avant de se retrouver au mouvement suivant.
Mais je reviens au banquet et à la Grande Nappe. Quand le grand jour arrive, on sort des maisons les tables, les chaises que l’on met bout à bout pour faire une grande table sur la place du village. Les femmes apportent alors la très grande nappe. C’est une nappe qui est dans le village depuis toujours, c’est du moins ce que dit la légende. Les femmes, pendant toute l’année, s’occupent de la nappe. Elles enlèvent les parties abîmées, elles ravaudent, elles ajoutent, enlèvent, elles brodent, elles cousent, tout en gardant toujours précieusement les bouts les plus anciens. Selon les années, les événements du village et l’état de la population, la nappe grandit – les naissances, les mariages, les arrivées -, ou rétrécit – les départs, les migrations, les morts, les guerres. C’est la vie du village qui se lit toute entière sur la nappe.
Pourtant, la tradition a bien failli se terminer. Il y a une trentaine d’années, quand les machines à laver se sont répandues, gains de temps, gains de mains, les femmes, qui allaient ensemble laver la nappe au lavoir après la fête, ont changé d’organisation. A tour de rôle, toutes celles qui avaient des machines à laver le linge – et ça a commencé par la Belle Ramona, si fière, et ça a fini par tout le village – ramenaient la nappe chez elles pour la laver. Les premières n’ont rien dit, tellement ébahies de progrès, et pendant quelques années, cela a tourné ainsi. Mais quand tous les foyers ont été, comme on dit, équipés, que toutes les femmes ont passé, une à plusieurs fois, leurs tours de lessive, elles ont commencé à jaser. C’est que laver la grande nappe était un vrai cauchemar. Chaque femme devait commencer par la découdre, car elle n’entrait pas entière dans une machine à laver, puis frotter toutes les taches, asperger de quantité de produits, laver, gratter, pour ensuite, une fois la nappe séchée, la réassembler et la recoudre, ce qui ne pouvait se faire qu’à la main, car le tissu, si fragile, n’aime pas trop être cousu à la machine.
Dans les cuisines, on commençait à râler sérieusement. Celle qui était désignée, chaque année, pâlissait à l’annonce du verdict. C’était devenu une telle corvée que certaines femmes renonçaient au banquet et profitaient de ce moment pour aller visiter famille et amis sur le continent, tandis que d’autres, sacrilège des sacrilèges, évoquaient discrètement mais fermement la nappe en papier. Beaucoup s’élevaient contre cette idée qu’elles voyaient comme la mort du village, mais même les plus vaillantes faiblissaient quand leur tour approchait de nettoyer la nappe.
Jusqu’au jour où c’est la petite Angeline qui fut désignée pour laver la fameuse nappe. Angeline était une très jeune femme, un peu effacée, que tous aimaient beaucoup pour sa douceur et son silence tout en fermeté. Elle ne dit rien, quand elle fut désignée, et se tint droite, bravement, prête à affronter seule, pour la première fois – elle s’était mariée dans l’année et jusque-là n’avait qu’aidé sa mère – la grande lessive. Mais voilà, patatrac, que sa machine était tombée en panne, le lendemain du banquet. Angeline avait à peine osé aborder le sujet quand toutes les femmes s’étaient retrouvées le matin sur la grande place pour un petit café avant de commencer à ranger. Elle avait dit, de sa voix toute douce : “je crois que ça va être bien dur, cette année. Le lave linge ne veut plus marcher.“
Silence à table. Effroi. Pas une, bien sûr, pour se proposer d’échanger son tour de lessive. Juste Mamy Josefa qui demanda, catastrophée : “mais comment vas-tu faire, ma petite, sans la machine ?“
Oh, avait dit la petite Angeline en soupirant, je vais aller au lavoir, comme avant.
Au lavoir ! Mais c’est de la folie, tu n’y penses pas ! Tu vas y passer un temps fou… s’était exclamé Josi, approuvée silencieusement par plusieurs hochements de tête.
Et bien après tout, il y a de la place, là-bas, avait répondu la petite Angeline. Et puis, je prendrais mon temps, voilà tout.
Malaise autour de la table. Léger silence. Petit froid de lâcheté. Personne n’osait parler. Moi-même, je l’avoue, je n’ai rien dit, je ne me voyais pas du tout m’attaquer à la nappe. Doria a fini par se lancer, mais ce fut pour demander qui revoulait un peu de café. Et puis Larissa a dit, en se tournant vers Angeline : “je ne te propose pas de prendre ton tour, je ne m’en sens vraiment pas le courage. Par contre, je veux bien venir t’aider à laver la nappe au lavoir.“
“Oui, moi aussi, moi aussi“, ont ajouté Anthéa, Cléo et Apolline et toutes ensemble, elles se sont mises à l’écart pour voir comment elles allaient s’y prendre.
Le lendemain, elles sont passées prendre la nappe et, avec un grand panier, des brosses et des savons, se sont aventurées vers le lavoir. Elles sont vite revenues, et sont reparties avec des brosses plus grandes, des balais, des grattoirs. Le lavoir n’avait pas servi depuis des années, il fallait le nettoyer… Les hommes sont venus à leur tour et ont proposé d’aider, les enfants et les autres femmes s’y sont mis aussi et tous ensemble ont vidé les bassins ; les pierres ont été grattées, brossées de toute la mousse qui s’y était collée, des algues séchées. Quand l’eau s’est remise à couler, on l’a laissée pour bien rincer le lavoir et, une fois le bouchon posé voir cette belle eau claire et limpide remplir le bassin. Tout le monde était fier et content. Les plus mouillés – et parmi les enfants, pas un n’avait un vêtement sec - sont partis se changer, et les femmes ont attaqué la nappe, toutes, et pas seulement Angeline et Larissa, Anthéa, Cléo et Apolline, non, toutes les femmes du village – j’en étais, bien sûr, et Sidonette aussi - avec les plus grandes des filles et quelques jeunes garçons aussi, et ça a été un si beau moment, on a tellement rigolé, les mains dans l’eau, la nappe qui flottaient tout le long du bassin, avec pour chacune juste un petit bout à frotter, qu’on a décidé que désormais, on la laverait toujours ainsi, toutes ensemble, tous ensemble. Remballées les histoires de nappes en papier, les heures de tortures seules dans la salle de bain, la hantise de voir son tour arriver et les mille et unes excuses pour éviter d’y passer, la nappe a repris sa pleine place et le lavoir a retrouvé une nouvelle vie.
Car bien sûr, c’était si agréable qu’on s’est toutes mises à s’y retrouver, de temps en temps. Un jour de beau temps, du linge particulièrement récalcitrant, une envie de se voir et de discuter… le lavoir est devenu – ou redevenu – un lieu de vie à part entière. C’est là où l’on se décharge de ses soucis, de ses questions, de ses chagrins ; qu’on s’écoute, qu’on s’entraide. C’est là qu’on rigole et que les histoires circulent. Il y a les jours où l’on y trouve beaucoup de monde, ça brasse, ça crie, les enfants tournent et virent. Ces jours-là, tout devient mousseux, léger et pétillant, le murmure de l’eau est recouvert par les rires et les éclats de voix, le linge est essoré à plein bras, et vas-y que j’te tords et que j’t’enroule, et vas-y que j’étale le linge, partout, le long des fils tout autour du lavoir, mais aussi par terre, sur les mottes de thym, de romarin ou de lavande qui donnent une si bonne odeur au linge. Et puis il y a les jours des secrets murmurés et jamais répétés, et les rendez-vous d’amour, et les silences, les regrets et les petites phrases assassines. Certains jours, certaines heures, aller au lavoir est comme faire une prière, une méditation, un rite de purification.
Le temps est là, qui coule, qui coule, imperturbablement, il passe entre nos mains, se charge de matière, troublée, troublante, saleté, et nettoie, et s’en va, pour ne laisser que cette eau incroyablement claire, limpide, gelée. Propre. Pure.
Luisa Myrial, L’île ou les sept nuits d’Eve à Lilith, Editions Parole, 2016