Le ciel est transparent. L’air enivré. Le vent fait dans les sapins le bruit de la mer. L’herbe se couche, la lavande tremble. Des tuiles cliquettent comme si quelqu’un marchait sur le toit. Le vent fait sonner la profondeur des citernes. Les chemins fument, les hêtres s’agitent, les bouleaux se balancent, les peupliers scintillent, le vent court dans les herbes comme un renard. L’arche des murs sifflote. Les loquets dansent dans leurs gâches. Les volets arrêtés frappent sur leurs crochets ; une porte d’étable grince. De la paille vole. Le vent roule des blocs d’étourneaux comme un torrent des blocs de serpentine. Un corbeau se noie en plein ciel et appelle. Il est déjà loin. On ne l’entend plus. Il disparaît. Le vent n’a pas d’épaisseur et cependant il obscurcit la lumière d’après-midi. Tous les bruits du côté du vent arrivent pêle-mêle. Il y a là-bas dans le nord à dix ou vingt kilomètres de l’autre côté de la vallée du Jabron des troupeaux qui circulent dans la montagne de Saint-Clerc ; des forêts de sapins qui grondent autour du roc de la Gloriette ; des tracteurs qui défoncent de vieilles lavanderaies sur les flancs de Chanleduc ; des camions qui peinent dans les lacets des gorges de la Méouge ; des trafics de muletiers vers le roc de l’aigle avec des colliers à sonnailles qui ne sont pas de la région, mais sans doute de la vallée de Barcelonnette ; la lointaine corne de la micheline Marseille-Grenoble emportée au vol au moment où la voiture conductrice aborde le passage à niveau de la Clapince (c’est donc quatre heures – ou seize heures, si on préfère) ; on n’entend la micheline que lorsqu’elle passe à cet endroit précis, et encore seulement dans le sens Sisteron-Laragne, parce que cinquante mètres avant le passage à niveau elle émerge sur le plateau à la fin d’une montée en pointant son mufle en l’air, le vent lui vole son beuglement tout frais et l’emporte par-dessus les cinq montagnes : l’Adret, Saint-Cirq, Rougnouse, Saint-Martin, Pelegrine, pour s’étaler finalement sur le Haut Pays ; il faut l’oreille fine pour le distinguer, ou la longue habitude ; alors on sait qu’il est quatre heure – ou seize, si on préfère, ce qui n’a absolument aucune importance, car, celui ou celle qui a la longue habitude se fiche de l’heure comme de sa première chaussette ! Il y a des charrois dans la vallée du Jabron, mais pour en juger, il faut être très circonspect. On n’en reçoit pas le bruit tel qu’il est, la vallée est très étroite, pour aller le chercher là-bas au fond il faut que le vent plonge du haut de Saint-Clerc en ramassant sur la pente de la montagne tout ce qui se fait à Curel, où on sonne les cloches à tout bout de champ ; à Bevons où une entreprise de défonçage construit des terrasses à vergers avec des bulldozers ; à Miravail où neuf fois sur dix en toute saison, sauf au blanc de l’hiver, on ramasse des troupeaux pour en faire le décompte. Ce qu’on entend du charroi de la vallée est donc sujet à caution. D’autant qu’en remontant du Jabron, chargé déjà de tout ce qu’on a dit, le vent racle et emporte encore tous les bruits des ubacs, et notamment ceux, extraordinaires, que font les buis, les amélantiers, les chênes blancs et les cascades, sans compter qu’il suffit d’une motocyclette dans la montée du Négron pour fausser complètement les indications. Bien malin celui qui peut dire si une voiture, ou deux, ou le car, vont des Omergues à Noyers, ou vice versa. Certains le peuvent. Ennemonde le peut, elle est même capable de dire la marque de l’automobile, donc le nom du propriétaire. Quand la petite institutrice de Saint-Vincent a changé sa deux-chevaux pour une Renault, Ennemonde l’a su deux jours après. Ennemonde, et les bergers qui vivent au large des terres, et les errants comme il y en a dans ce Haut Pays : bûcherons, fabricants de charbon de bois, ou itinérants romanesques, transhumants sentimentaux, gens qui n’ont rien à foutre, et qui se baladent du nord au sud, de l’est à l’ouest et dans toutes les diagonales, mangeant ici un quignon, là suçant une tasse de café, ici se chauffant les onglons devant un poêle, là dormant dans du foin, ou de la litière, ou simplement le froid noir, ceux-là sont également très habiles à distinguer le vrai du faux. Ils vont plus loin, il est vrai qu’ils en font un métier, et que dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas ils en vivent. Non seulement ils sont capables de mettre un sens sur le moindre grésillement qu’emporte le vent : c’est la sortie des écoles à Séderon, c’est la pétrolette de ce type qui tient l’agence postale de Barret, c’est la poulie de la grange de César Durand à Ferrassière, mais ils en démêlent les odeurs. Elle a beau passer sur des milliers d’hectares de lavande en fleur, sur du foin, sur du trèfle incarnat, sur des fosses à purin, sur des bourgades sans égouts, sur des latrines de chantiers, sur cent carburateurs à fuel, il suffit que, dans quelque coin, on fasse griller une côtelette pour que les errants infléchissent leur course vers le coin béni d’où vient cette odeur. A plus forte raison quand il s’agit de ces religieuses galimafrées qui suivent l’égorgement du cochon. D’autant qu’on choisit toujours une semaine de vent sec bien établi, un peu frais, légèrement parfumé aux premières fleurs du romarin, avec un ciel d’azur poli sans la poindre trace de brume. Quand toutes les conditions sont réunies, l’errant, le transhumant, le beau ténébreux qui voyage par landes, crêtes, vallons et plateaux est tout de suite aux aguets. Il marche contre le vent pour bien s’en imprégner, pour l’humer dans ses moindres détails. Auparavant, il appris la précaution de descendre le plus possible dans le sud de façon à se mettre sous le vent du plus grand nombre de fermes, de hameaux et de village possible. A partir de là, il remonte en louvoyant.
Jean Giono, Ennemonde et autres caractères, 1968, Gallimard