Reposer le problème, repenser, en profondeur, non seulement nos modèles mais plus encore ce sur quoi ils reposent. Aller jusqu’à ces socles invisibles que l’on pense immuables et universels, jusqu’à questionner nos valeurs « fondamentales ». Requestionner comment s’est construit notre rapport au temps, à l’histoire, au progrès, et comment il continue de se construire, dans les écoles, les universités, les institutions et la société entière. Regarder en arrière, pour pouvoir continuer à espérer, savoir vers quoi réellement marcher.
Les Thèses Sur le concept d’histoire, de Walter Benjamin, font partie des textes qui peuvent nous accompagner dans ce changement de point de vue. Leur lecture est un chemin ardu et lumineux qui offre des perspectives fulgurantes à qui veut bien s’y plonger. Elles sont à lire, chacune, parfois dix, vingt fois et plus encore, comme des poèmes, des aphorismes, des concentrés de pensée et de connaissance.
Elles nous parlent de notre actualité, de la déliquescence du système et des partis. Elles nous parlent du fascisme, dont on peut se demander, dans la continuité de la pensée de John Berger, s’il n’est pas désormais cette tyrannie « sans visage », le fascisme économique qui envahit tous les stades des relations humaines, ce friendly fascism selon Bertram Gross. Elles nous parlent des communs et des sempiternelles tentatives d’attaques et de récupérations dont ils font l’objet. Elles nous parlent de l’exploitation de la nature et de ses conséquences désastreuses. Elles vont décortiquer nos justes colères et nous donnent de la force pour continuer.
Nous avons choisi ici de présenter ces thèses une par une, accompagnée chacune d’un appareil critique destiné à aider à percer leurs secrets et leur caractère codé, presque « cabalistique ». Nous avons notamment repris, avec son aimable autorisation, de larges extraits des commentaires de Michael Löwy, sociologue franco-brésilien, extraites de son ouvrage Avertissement d’incendie. Son analyse apporte un éclairage très pertinent sur la combinaison des approches apparemment contradictoires de Benjamin, et plus particulièrement le double prisme d’un marxisme critique et éclairé et d’une théologie sans dieu, où le peuple est le Messie et où la délivrance, la rédemption, passent par l’organisation collective.
Cette lecture critique et actuelle prend en compte la scène politique d’Amérique latine, où la Théologie de la Libération a joué un rôle très important dans l’organisation et la structuration des luttes, des Sandinistes du Nicaragua au Mouvement des Sans Terre, en passant par les zapatistes du Chiapas. Elle a le mérite d’aborder cette question qui nous est devenue si étrangère, si méconnaissable, et qui pourtant est présente en chacun de nous, celle de la morale et de la théologie - si l’on veut bien considérer un instant que pour Benjamin « la théologie n’est pas un but en soi ; elle ne vise pas la contemplation ineffable des vérités éternelles, et encore moins, comme pourrait le faire croire l’étymologie, la réflexion sur la nature de l’Etre divin , elle est au service de la lutte des opprimés. Plus précisément, elle doit servir à rétablir la force explosive, messianique, révolutionnaire, du matérialisme historique ».
A ces commentaires nous avons ajouté des extraits des commentaires de Daniel Bensaïd, les différentes traductions existantes, ainsi que des extraits de lettres et d’autres textes de Benjamin pouvant éclairer les notions qu’il nous jette au visage.
Cet appareil critique, non exhaustif, est accompagné de photos glanées au fil des rues, au fil des luttes, qui jouent en écho avec les thèmes abordés dans les Thèses. L’orthodoxie n’étant pas de mise pour nous, nous avons pris la liberté de donner des titres aux Thèses, pour clarifier la lecture et aider les lecteurs à s’y retrouver.
Ce texte fait partie de ces textes qui aident à penser toutes les luttes comme un même et seul combat, à rassembler les forces, car, comme le dit Michael Löwy, les thèses ont une portée universelle pour comprendre « du point de vue des vaincus, non seulement l’histoire des classes opprimées, mais aussi celle des femmes – la moitié de l’humanité – des juifs, des tsiganes, des indiens des Amériques, des kurdes, des noirs, des minorités sexuelles, bref, des parias – au sens que donnait Hannah Arendt à ce terme – de toutes les époques et de tous les continents ».
Luisa M., en hommage à Jean-Michel Palmier qui m’a fait entrer dans le monde et la pensée de Walter Benjamin, septembre 2016
Thèses sur le concept d’histoire
Thèse I : L’automate
Thèse II : L’indice secret du passé
Thèse III : Le jour du jugement dernier
Thèse IV : Confiance, courage, humour, ruse et inébranlable fermeté
Thèse V : L’éclair
Thèse VI : A l’instant du danger
Thèse VII : Culture et de barbarie
Thèse VIII : La tradition des opprimés
Thèse IX : L’ange de l’histoire
Thèse X : Méditation politique
Thèse XI : Conformisme social démocrate
Thèse XII : Génération vaincue
Thèse XIII : Le temps du progrès
Thèse XIV : L’origine est le but
Thèse XV : Tirer sur les cadrans pour arrêter le jour
Thèse XVI : La rencontre avec le passé
Thèse XVII : Le temps historique
Thèse XVIII : Homo sapiens
Appendice A : Eclats de temps messianique
Appendice B : Temps des devins, temps de la Torah