L’historien matérialiste ne saurait renoncer au concept d’un présent qui n’est point passage, mais arrêt et blocage du temps. Car un tel concept définit justement le présent dans lequel, pour sa part, il écrit l’histoire. L’historicisme compose l’image « éternelle » du passé, le matérialisme historique dépeint l’expérience unique de la rencontre avec ce passé. Il laisse d’autres se dépenser dans le bordel de l’historicisme avec la putain « Il était une fois ». Il reste maître de ses forces : assez viril pour faire éclater le continuum de l’histoire.
Walter Benjamin
Sur le concept d’histoire, thèse XVI
Traduction Maurice de Gandillac (Œuvres III)
Texte précédant SUR LE CONCEPT D’HISTOIRE Texte suivant
Une introduction aux Thèses Sur le concept d’histoire
METATEXTES
Poursuivant sa polémique contre l’historisme, Benjamin formule une curieuse allégorie. On peut l’interpréter ainsi : la prostituée « il était une fois », installée dans le bordel « historicisme », reçoit les vainqueurs l’un après l’autre. Elle n’a pas de scrupules à se donner à l’un et ensuite l’abandonner au profit du suivant. Leur succession constitue le continuum de l’histoire : il était une fois Jules César, il était une fois Charlemagne, il était une fois le Pape Borgia, et ainsi de suite.
L’adepte du matérialisme historique - qui n’a pas besoin d’être, contrairement à ce que laisse entendre Benjamin, du genre masculin (« viril »)… - , par contre, vit avec une image du passé une expérience unique. L’essai sur Fuchs, qui contient une sorte de variante de la Thèse XVI, explique : il s’agit de percevoir (…) la constellation critique que tel fragment forme précisément avec tel présent. Par exemple, entre Walter Benjamin, dans un moment de danger suprême, en 1940, avec Auguste Blanqui, l’Enfermé, le révolutionnaire oublié. Ou encore, dans l’ouvrage de Bloch mentionné plus haut, entre les soulèvements révolutionnaires dans l’Allemagne des années 1919-1921 (…) et l’insurrection paysanne inspirée par Thomas Münzer. Pour que cette constellation puisse se former, il faut néanmoins que le présent s’immobilise (Stillstand) pour un moment : c’est l’équivalent, au niveau de l’historiographie, de l’interruption révolutionnaire de la continuité historique.
Selon l’essai sur Fuchs, l’expérience unique du passé libère les énergies puissantes qui gisaient ligotées dans le « il était une fois » de l’historisme. En d’autres termes : tandis que l’approche conformiste et pseudo-objective des Ranke et Sybel neutralise et stérilise les images du passé, la démarche du matérialisme historique retrouve les énergies explosives occultes qui se trouvent dans un moment précis de l’histoire. Ces énergies, qui sont celles de la Jetztzeit, sont comme l’étincelle qui jaillit d’un court-circuit, permettant de « faire voler en éclats » la continuité historique.
Un exemple actuel, dans le contexte latino-américain, illustre de manière frappante les idées de Benjamin : le soulèvement zapatiste du Chiapas en janvier 1994. Par un « saut de tigre dans le passé », les combattants indigènes de l’EZLN ont libéré les énergies explosives de la légende d’Emiliano Zapata, en l’arrachant au conformisme de l’histoire officielle et en faisant voler en éclats la prétendue continuité historique entre la Révolution Mexicaine de 1911-1917 et le régime corrompu et autoritaire du PRI, « Parti Révolutionnaire Institutionnel ».
Note : Voici un passage d’un communiqué que 14 février 1994 du Comité clandestin révolutionnaire indigène de l’EZLN : « Dans les mots des plus anciens parmi nos anciens se trouvait aussi l’espoir pour notre histoire. Et dans leurs paroles apparut l’image d’un homme comme nous : Emiliano Zapata. Et nous y avons vu l’endroit où devaient évoluer nos pas pour devenir vrais et notre histoire faite de lutte a regagné nos veines, et nos mains se sont remplies des cris des nôtres, et la dignité est revenue à nos bouches et nous avons vu un monde nouveau ». Sous-Commandant Marco, Ya Basta ! Les insurgés zapatistes racontent un an de révolte au Chiapas, Paris, Dagorno 1994.
Extraits de Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, Une lecture des Thèses « Sur le concept d’histoire » de Michael Löwy
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et des Editions de l’Eclat
Texte précédant SUR LE CONCEPT D’HISTOIRE Texte suivant
Une introduction aux Thèses Sur le concept d’histoire
Celui qui professe le matérialisme historique ne saurait renoncer à l’idée d’un présent qui n’est point passage, mais qui se tient immobile sur le seuil du temps. Cette idée définit justement le présent dans lequel, pour sa propre personne, il écrit l’histoire. L’historiciste pose l’image « éternelle » du passé, le théoricien du matérialisme historique fait de ce passé une expérience unique en son genre. Il laisse d’autres s’épuiser dans le bordel de l’historicisme avec la putain « Il était une fois ». Il reste maître de ses forces : assez viril pour faire voler en éclats le continuum de l’histoire.
XVI
Auf den Begriff einer Gegenwart, die nicht Übergang ist sondern in der die Zeit einsteht und zum Stillstand gekommen ist, kann der historische Materialist nicht verzichten. Denn dieser Begriff definiert eben die Gegenwart, in der er für seine Person Geschichte schreibt. Der Historismus stellt das ´ewige´ Bild der Vergangenheit, der historische Materialist eine Erfahrung mit ihr, die einzig dasteht. Er überläßt es andern, bei der Hure ´Es war einmal´ im Bordell des Historismus sich auszugeben. Er bleibt seiner Kräfte Herr : Manns genug, das Kontinuum der Geschichte aufzusprengen.
Texte précédant SUR LE CONCEPT D’HISTOIRE Texte suivant
Une introduction aux Thèses Sur le concept d’histoire