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XVII. LE TEMPS HISTORIQUE

samedi 10 septembre 2016

Sur le concept d’histoire, Thèse XVII

C’est dans l’histoire universelle que l’historisme trouve sa réalisation accomplie. Rien de plus opposé au concept de l’histoire qui appartient au matérialisme historique. L’histoire universelle manque d’armature théorique. Elle procède par voie d’addition. En mobilisant la foule innombrable des choses qui se sont passées, elle tâche de remplir le vide de ce récipient qui est constitué par le temps homogène. Tout autre le matérialisme historique. Il dispose, lui, d’un principe de construction. L’acte de penser ne se fonde pas seulement sur le mouvement des pensées mais aussi sur leur blocage. Supposons soudainement bloqué le mouvement de la pensée – il se produira alors dans une constellation surchargée de tensions une sorte de choc en retour ; une secousse qui vaudra à l’image, à la constellation qui la subira, de s’organiser à l’improviste, de se constituer en monade en son intérieur. L’historien matérialiste ne s’approche d’une quelconque réalité historique qu’à condition qu’elle se présente à lui sous l’espèce de la monade. Cette structure se présente à lui comme signe d’un blocage messianique des choses révolues ; autrement dit comme une situation révolutionnaire dans la lutte pour la libération du passé opprimé. L’historien matérialiste, en se saisissant de cette chance, va faire éclater la continuité historique pour en dégager une époque donnée ; il ira faire éclater pareillement la continuité d’une époque pour en dégager un fait ou une œuvre donnée. Il réussira ainsi à faire voir comment la vie entière d’un individu tient dans une de ses œuvres, un de ses faits ; comment dans cette vie tient une époque entière ; et comment dans une époque tient l’ensemble de l’histoire humaine. Les fruits nourrissants de l’arbre de la connaissance sont donc ceux qui portent enfermé dans leur pulpe, telle une semence précieuse mais dépourvue de goût, le Temps historique.

Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, thèse XVII, 1940, Ecrits français


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METATEXTES

Commentaires de Michael Löwy

Traduction de Maurice de Gandillac

Traduction de Michael Löwy

Texte original en allemand


Commentaires de Michael Löwy

Contre la conception historiciste quantitative du temps historique comme accumulation, Benjamin esquisse sa conception qualitative, discontinue, du temps historique. Il existe une impressionnante affinité entre les idées de Benjamin et celles de Charles Péguy, un auteur avec lequel il se sentait en profonde « communion ». Selon Péguy, dans Clio (…), le temps de la théorie du progrès est très précisément justement le temps de la caisse d’épargne et des grands établissements de crédit… ; c’est le temps de la marche des intérêts rapportés par un capital… ; temps bien véritablement homogène, puisqu’il traduit, puisqu’il transporte dans des calculs… puisqu’il transpose en un langage (mathématique) homogène les innombrables variétés des anxiétés et des fortunes. Contre ce temps de progrès, « fait à l’image et à la ressemblance de l’espace », réduit à une ligne « absolue, infinie », il oppose le temps de la mémoire, le temps de la « remémoration organique », qui n’est pas homogène mais qui a « des pleins et des vides ».

La remémoration a pour tâche, chez Benjamin, la construction de constellations reliant le présent et le passé. Ces constellations, ces moments arrachés à la continuité historique vide, sont des monades, c’est-à-dire des concentrés de la totalité historique – « des pleins », dirait Péguy. Les moments privilégiés du passé, devant lesquels l’adepte du matérialisme historique fait halte, sont ceux qui constituent un arrêt messianique des événements – comme celui de juillet 1830, quand les insurgés tiraient sur les horloges. Ces moments constituent une chance révolutionnaire dans le combat – aujourd’hui – pour le passé opprimé – mais aussi, sans doute, pour le présent opprimé.

L’arrêt messianique est rupture de l’histoire, mais non fin de l’histoire : une des notes affirme explicitement : « Le Messie brise l’histoire ; le Messie n’apparaît pas à la fin d’un développement ». La société sans classes, de même, n’est pas la fin de l’histoire, mais, selon Marx, de la pré-histoire, l’histoire de l’oppression et de l’aliénation des humains.

(…)

Dans un lettre à Gretel Adorno qui annonce la rédaction des Thèses, Benjamin attire son attention tout particulièrement sur la XVIIe, dans la mesure où elle révèle le lien entre ce document et la méthode de ses recherches antérieures. Les travaux de Walter Benjamin sur Baudelaire sont un bon exemple de la méthodologie proposée dans cette Thèse : il s’agit de découvrir dans Les fleurs du mal une monade, un ensemble cristallisé de tensions qui contient une totalité historique. Dans cet écrit, arraché au cours homogène de l’histoire, se trouve conservée et rassemblée l’ensemble de l’œuvre du poète, dans celle-ci le XIXe siècle français, et dans ce dernier, « le cours entier de l’histoire ». L’œuvre « maudite » de Baudelaire recèle le temps comme une graine précieuse. Cette graine, doit-elle fructifier dans le terrain de la lutte de classes actuelle, pour acquérir toute sa saveur ?

Extraits de Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, Une lecture des Thèses « Sur le concept d’histoire » de Michael Löwy

Avec l’aimable autorisation de l’auteur et des Editions de l’éclat


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Traduction de Maurice de Gandillac (Œuvres III)

L’historicisme trouve son aboutissement légitime dans l’histoire universelle. Par sa méthode, l’historiographie matérialiste se distingue de ce type d’histoire plus nettement peut-être que de tout autre. L’histoire universelle n’a pas d’armature théorique. Elle procède par addition : elle mobilise la masse des faits pour remplir le temps homogène et vide. L’historiographie matérialiste, au contraire, est fondée sur un principe constructif. La pensée n’est pas seulement faite du mouvement des idées, mais aussi de leur blocage. Lorsque la pensée s’immobilise soudain dans une constellation saturée de tensions, elle communique à cette dernière un choc qui la cristallise en monade. L’historien matérialiste ne s’approche d’un objet historique que lorsqu’il se présente à lui comme une monade. Dans cette structure il reconnaît le signe d’un blocage messianique des événements, autrement dit le signe d’une chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé. Il saisit cette chance pour arracher une époque déterminée au cours homogène de l’histoire, il arrache de même à une époque telle vie particulière, à l’œuvre d’une vie tel ouvrage particulier. Il réussit à recueillir et à conserver dans l’ouvrage particulier l’œuvre d’une vie, dans l’œuvre d’une vie l’époque et dans l’époque le cours entier de l’histoire. Le fruit nourricier de la connaissance historique contient en son cœur le temps comme sa semence précieuse, mais une semence indiscernable au goût.


Traduction de Michael Löwy

L’historicisme culmine en plein droit dans l’Histoire universelle. Par sa méthode, l’historiographie matérialiste se détache de cette histoire plus clairement peut-être que toute autre. L’historicisme manque d’armature théorique. Son procédé est additif ; il utilise la masse des faits pour remplir le temps homogène et vide. Au contraire, l’historiographie matérialiste repose sur un principe constructif. A la pensée n’appartient pas seulement le mouvement des idées, mais tout aussi bien leur repos. Lorsque la pensée se fixe tout à coup dans une constellation saturée de tensions, elle lui communique un choc qui la cristallise en monade. Le tenant du matérialisme historique ne s’approche d’un objet historique que là où cet objet se présente à lui comme une monade. Dans cette structure il reconnaît le signe d’un arrêt messianique du devenir, autrement dit d’une chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé. Il perçoit cette chance de faire sortir par effraction du cours homogène de l’histoire une époque déterminée ; il fait sortir ainsi de l’époque une vie déterminée, de l’œuvre de vie une œuvre déterminée. Sa méthode a pour résultat que dans l’ouvrage particulier l’œuvre d’une vie, dans l’œuvre d’une vie l’époque et dans l’époque le cours entier de l’histoire, soient conservés ou supprimés. Le fruit nourricier de ce qui est historiquement saisi contient en lui le temps comme le semence précieuse, mais indiscernable au goût.


Texte original en allemand

XVII

Der Historismus gipfelt von rechtswegen in der Universalgeschichte. Von ihr hebt die materialistische Geschichtsschreibung sich methodisch vielleicht deutlicher als von jeder andern ab. Die erstere hat keine theoretische Armatur. Ihr Verfahren ist additiv : sie bietet die Masse der Fakten auf, um die homogene und leere Zeit auszufüllen. Der materialistischen Geschichtsschreibung ihrerseits liegt ein konstruktives Prinzip zugrunde. Zum Denken gehört nicht nur die Bewegung der Gedanken sondern ebenso ihre Stillstellung. Wo das Denken in einer von Spannungen gesättigten Konstellation plötzlich einhält, da erteilt es derselben einen Chock, durch den es sich als Monade kristallisiert. Der historische Materialist geht an einen geschichtlichen Gegenstand einzig und allein da heran, wo er ihm als Monade entgegentritt. In dieser Struktur erkennt er das Zeichen einer messianischen Stillstellung des Geschehens, anders gesagt, einer revolutionären Chance im Kampfe für die unterdrückte Vergangenheit. Er nimmt sie wahr, um eine bestimmte Epoche aus dem homogenen Verlauf der Geschichte herauszusprengen ; so sprengt er ein bestimmtes Leben aus der Epoche, so ein bestimmtes Werk aus dem Lebenswerk. Der Ertrag seines Verfahrens besteht darin, daß im Werk das Lebenswerk, im Lebenswerk die Epoche und in der Epoche der gesamte Geschichtsverlauf aufbewahrt ist und aufgehoben. Die nahrhafte Frucht des historisch Begriffenen hat die Zeit als den kostbaren, aber des Geschmacks entratenden Samen in ihrem Innern.


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