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LE LIVRE DES ÉTREINTES

jeudi 12 avril 2018

LE SYSTÈME / 1

Les fonctionnaires ne fonctionnent pas.
Les politiques parlent, mais ne disent rien.
Les électeurs votent, mais ne choisissent pas.
Les médias d’information désinforment.
Les établissements d’enseignements enseignent l’ignorance.
Les juges condamnent les victimes.
Les militaires font la guerre à leurs compatriotes.
Les policiers ne peuvent pas combattre les crimes, ils passent trop de temps à en commettre.
Les dettes se socialisent, les bénéfices se privatisent.
Les personnes sont mises au service des choses.


LES TRADITIONS FUTURES

Il n’y a qu’un lieu où hier et aujourd’hui se rencontrent, se reconnaissent et s’étreignent, et ce lieu, c’est demain.

Certaines voix du passé américain le plus lointain résonnent comme si elles venaient du futur, comme ces voix anciennes qui nous disent encore que nous sommes les enfants de la terre et que notre mère n’est ni à vendre ni à louer. Alors que pleuvent les oiseaux morts sur la ville de Mexico, que les rivières sont devenues des cloaques, les mers des décharges et les forêts des déserts, ces voix obstinément vivantes nous annoncent un autre monde, différent de celui-ci, qui empoisonne l’eau, l’air et l’âme.

Les voix anciennes qui nous parlent de communauté nous annoncent aussi qu’un autre monde est possible. La communauté, le mode communautaire de production et de vie, est la plus ancienne des traditions des Amériques, la plus américaine de toutes ; elle appartient aux premiers temps et aux premiers peuples, mais elle appartient aussi aux temps à venir et laisse entrevoir un nouveau monde. Car rien n’est moins étranger que le socialisme, sur ces terres qui sont les nôtres. Etranger, par contre, est le capitalisme ; comme la vérole et la grippe, il est venu d’ailleurs.


LA CULTURE DE LA TERREUR / 7

Le colonialisme visible te mutile ouvertement : il t’interdit de dire, d’agir, d’être. Le colonialisme invisible, lui, te persuade que la servitude est ton destin et que tu es naturellement démuni : il te persuade que tu ne peux ni dire, ni agir, ni être.


MÉLANCOLIE

Mes certitudes se nourrissent de doutes dès le matin. Et il y a des jours où je me sens étranger, à Montevideo et n’importe où ailleurs. Ces jours-là, jours sans soleil, nuits sans lune, je ne suis chez moi nulle part et je ne me retrouve en rien ni personne. Les mots ne ressemblent pas à ce qu’ils nomment et ne ressemblent même pas à leur propre son. Alors, je ne suis pas là où je suis. Je laisse mon corps et je m’en vais, loin, nulle part, et je n’ai pas envie d’être avec qui que ce soit, pas même avec moi-même. Je n’ai pas de nom et je ne veux pas en avoir : je n’ai aucune envie de m’appeler ou d’être appelé.


LE SYSTÈME / 2

Epoque de caméléons : aucun animal n’a autant appris à l’humanité que ces humbles petites créatures.

On considère comme cultivé celui qui sait occulter, on voue un culte à la culture du déguisement. On parle le double langage des artistes du double jeu. Double langage, double comptabilité, double morale. Une morale pour parler ; une autre morale pour agir. La morale pour agir s’appelle réalisme.

La loi de la réalité est la loi du pouvoir. Pour que la réalité ne soit pas irréelle, nous disent ceux qui gouvernent, la morale doit être immorale.


CÉLÉBRATION DES NOCES DE LA PAROLE ET DE L’ACTE

Je lis un article écrit par le dramaturge Arkadi Rajkin, publié dans une revue de Moscou. Le pouvoir bureaucratique, explique-t-il, fait que jamais ne coïncident les actes, les paroles et les pensées : les actes restent sur le lieu de travail, les paroles dans les réunions et les pensées sur l’oreiller.

La force de Che Guevara, selon moi, cette mystérieuse énergie qui va bien au-delà de sa mort et de ses erreurs, vient en grande partie d’un fait bien simple : il fut un des rares à dire ce qu’il pensait et à faire ce qu’il disait.


LE SYSTÈME / 3

Si t’es pas un peu futé, tu risques de te faire buter. Tu es forcément l’emmerdeur ou l’emmerdé, le trompeur ou le trompé. Nous sommes à l’ère du que m’importe, du t’en mêle pas, du laisse tomber, du sauve qui peut. Ère des tricheurs : la production ne rapporte pas, la création est inutile, le travail ne vaut rien.

Dans la région du Rio de la Plata, nous appelons le cœur nigaud. Non parce qu’il s’amourache, mais parce qu’il travaille beaucoup trop.


LE CRIME PARFAIT

A Londres, il en va ainsi : les radiateurs fournissent de la chaleur en échange des pièces de monnaie qu’ils reçoivent. Et en plein hiver, quelques exilés latino-américains grelottaient de froid, sans la moindre pièce pour mettre en marche le chauffage de leur appartement.

Ils gardaient leurs yeux écarquillés fixés sur le radiateur. On aurait dit des dévots en train de vénérer un totem, mais ce n’étaient que des naufragés méditant sur la manière d’en finir avec l’Empire britannique. S’ils mettaient de la fausse monnaie, le radiateur se mettrait en marche, mais le releveur découvrirait vite les preuves de leur infamie.

Que faire ? se demandaient les exilés. Le froid les faisait trembler comme des paludéens. Soudain, l’un d’eux poussa un cri qui ébranla les assises de la civilisation occidentale. C’est alors que naquit la monnaie de glace, inventée par un pauvre homme transi de froid.

Ils se mirent au travail ; Ils firent des moules en cire qui reproduisaient les pièces de monnaie britannique à la perfection. Ils les remplirent d’eau et les mirent au congélateur. Les pièces falsifiées ne laissaient pas de traces puisque la chaleur les faisait disparaître.

Et l’appartement de Londres se transforma en une plage des Caraïbes.

Eduardo Galeano, Le livre des étreintes, traduit de l’espagnol (Uruguay) par Pierre Guillaumin, Lux Editeur