XXXVI
RECABARREN
(1921)
Son nom était Recabarren.
Bonasse, corpulent, spacieux,
le regard clair, le front ferme,
sa large charpente couvrait
comme le sable nombreux
les gisements de la force.
Regarde dans la pampa américaine,
(fleurs ramifiés, neige claire,
failles ferrugineuses)
le Chili, sa biologie
dépecée comme une branche
arrachée, comme un bras
dont les phalanges ont été dispersées
par la houle des tourmentes.
Sur les surfaces musculaires
des métaux et du nitrate,
sur la grandeur athlétique
du cuivre récemment extrait,
le minuscule habitant vit
entassé dans le désordre,
avec un contrat bâclé,
plein d’enfants déguenillés,
répandus dans les déserts
de la superficie salée.
Voilà le Chilien arrêté seulement
par le chômage ou la mort.
Voilà le Chilien, résistant,
survivant aux travaux,
ou enseveli par le sel.
Ce capitaine du peuple
est venu là, avec ses pamphlets.
Il a pris à part le solitaire, l’offensé,
celui qui enroulait ses couvertures trouées
sur ses enfants affamés,
celui qui acceptait les injustices
acharnées et il lui a dit :
« Joins ta voix à une autre voix »
« Joins ta main à une autre main ».
Il est allé dans les recoins funestes
du salpêtre, a rempli la pampa
de ses recherches paternelles,
toute la mine l’a vu
dans sa cachette invisible.
Tous les opprimés sont arrivés.
Toutes les lamentations sont venues
comme des fantômes à la voix pâle et cassée
et ils sont sortis de ses mains
avec une dignité nouvelle.
Cela se sut dans toute la pampa.
Il alla à travers la patrie tout entière,
fondant le peuple, élevant
les cœurs brisés,
ses journaux à peine imprimés
sont entrés dans les galeries
du charbon, sont montés au cuivre,
le peuple en baisa les colonnes
qui, pour la première fois, soutenaient
la voix des outragés.
Il organisa les solitudes.
Il apporta les livres et les chants
jusqu’aux murs de la terreur,
assembla une plainte, et une autre plainte,
et l’esclave sans voix ni bouche,
la souffrance étendue,
se fit nom, s’appela Peuple,
Prolétariat, Syndicat,
devint personne et prestance.
Cet habitant transformé,
celui qui se forgea dans le combat,
cet organisme valeureux,
cette tentative implacable,
ce minéral inaltérable,
cette unité de douleurs,
cette forteresse de l’homme,
ce chemin vers les lendemains,
cette cordillère infinie,
ce printemps germinal,
cet armement des pauvres,
issu de ses souffrances,
du plus profond de la patrie,
du plus dur, du plus outragé,
du plus haut, du plus éternel
prit le nom de Parti.
Parti
Communiste.
Tel fut son nom.
La lutte fut immense. Les maîtres de l’or
l’ont assailli, comme des vautours.
Ils ont combattu avec la calomnie.
« Le parti communiste
est payé par le Pérou,
par la Bolivie, par des étrangers ».
Ils ont attaqué les imprimeries
achetées goutte à goutte
avec la sueur des combattants,
ils ont pris d’assaut, brisé
brûlé, dispersé
la typographie du peuple.
Ils ont persécuté Recabarren.
Ils lui ont interdit l’entrée, le passage.
Mais il réunit sa semence
dans les tunnels déserts :
le bastion fut défendu.
Alors, les impresaris
nord-américains et anglais,
leurs avocats, leurs sénateurs,
leurs députés, leurs présidents,
ont répandu le sang sur les sables.
Ils ont cerné, lié,
assassiné notre espèce,
la force profonde du Chili,
ils ont laissé près des sentiers
de l’immense pampa jaune
des croix d’ouvriers fusillés,
des cadavres amoncelés
dans les remplis du sable.
Un jour à Iquique, sur la côte,
ils firent venir les hommes
qui réclamaient école et pain.
Là, confondus, encerclés
dans un cour, ils les disposèrent
pour la mort.
Ils mirent en place
leurs armes
avec un soin méticuleux
et sur un monceau d’ouvriers entassés, endormis
firent feu
de leur mitrailleuse.
Le sang a rempli comme un fleuve
le sable pâle de Iquique.
Le sang répandu ne s’est pas effacé,
il brûle encore à travers les années
comme une corolle implacable.
Mais la résistance survécut.
La lumière organisée par les mains
de Recabarren, les drapeaux rouges,
allèrent des mines aux villages,
allèrent dans les villes, roulèrent
avec les chemins de fer et dans les sillons
assumèrent les bases du ciment,
gagnèrent des rues, des places, des fermes
des usines embrumées par la poussière,
des plaines recouvertes par le printemps.
Tout chanta et lutta pour vaincre
dans l’unité du temps qui commence.
Que de choses passées depuis lors.
Que de sang sur le sang,
que de luttes sur la terre :
heures de splendide conquête,
triomphes obtenus goutte à goutte,
rues amères, vaincues,
zones obscures comme des tunnels,
trahison qui semblait
couper la vie de sa lame,
répressions armées de haine ;
et l’armée enfin.
La terre semblait s’enfoncer.
Mais la lutte continue.
ENVOI
(1949)
Recabarren, en ces jours
de persécution, dans l’angoisse
de mes frères relégués,
combattus par un traître,
dans l’angoisse de la patrie entourée de haine,
blessée par la tyrannie,
je me souviens de ta lutte terrible,
de tes prisons, de tes premiers
pas, de ta solitude
de donjon irréductible,
quand, sortant de la plaine désertique,
un homme et un autre vinrent à toi
pour assembler le mélange
de l’humble pain défendu
par l’unité du peuple auguste.
PÈRE DU CHILI
Recabarren, fils du Chili,
père du Chili, notre père,
la force des jours
futurs et vainqueurs naît
de ton œuvre, de ta ligne
forgée dans les terres et dans les tourments.
Tu es la patrie, pampa et peuple,
sable, argile, école, maison,
résurrection, poing, offensive,
ordre, défilé, attaque, blé,
lutte, grandeur, résistance.
Recabarren, sous ton regard
nous jurons de laver les blessures,
les mutilations de la patrie.
Nous jurons que la liberté
élèvera sa fleur nue
sur le sable déshonorés.
Nous jurons de continuer ton chemin
jusqu’à la victoire du peuple.
Le chant général, Pablo Neruda
IV LES LIBÉRATEURS
Volume I, Traduction de Alice Ahrweiler
Les éditeurs français réunis