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UN MONDE FLAMBOYANT

Le monde de l’art vu par Siri Hustvedt

jeudi 4 juin 2015, par images pensées

Autour du personnage fictif d’Harriet / Harry Burden, femme artiste à la carrière étrange dont l’œuvre a été redécouverte et « reconnue » après sa mort, gravitent différents personnages – critiques d’art, enfants, amis, amant, artistes « masques » derrière lesquels elle a parfois abrité ses œuvres - dont les voix sont autant de points de vue sur la femme et l’artiste. A travers cette fiction éclatée, Siri Hustvedt dresse un portait libre et ironique du monde de l’art new yorkais et interroge de manière large, comme en éventail, la question de la création artistique, la participation des femmes, la réception d’une œuvre, la notion de « réussite » ou d’« échec », la construction d’une pensée.

FEMMES ARTISTES, ARTISTES FEMMES, OUBLI, IGNORANCE OU RECONNAISSANCE

A travers le parcours d’Harriet Burden, Rosemary Lerner, critique d’art, interroge la place des femmes dans la création.

« Il y a en outre la question du sexe. Il a souvent fallu plus de temps aux femmes qu’aux hommes pour prendre pied dans le monde de l’art. La remarquable Alice Neel a travaillé dans une relative indifférence jusqu’à plus de soixante-dix ans. Louise Bourgeois a percé lors de son exposition au MoMa en 1982. Elle avait plus de soixante-dix ans. De même que Burden, ces femmes n’étaient pas ignorées, mais elles n’ont accédé à une véritable notoriété qu’à la fin de leur carrière. »


« La plupart du temps, le commerce de l’art a concerné les hommes. Et quand il s’est intéressé aux femmes, il a souvent été question de corriger des négligences passées. Il est intéressant de noter que de nombreuses femmes – et pas toutes – n’ont été célébrées qu’après avoir fait leur temps en qualité d’objets sexuels désirables. »

« Bien que le nombre d’artistes femmes ait explosé, le fait que les galeries new yorkaises exposent nettement moins de femmes que d’hommes n’est pas un secret. Les chiffres hésitent aux environ de vingt pour cent des expositions personnelles dans la ville, en dépit du fait que près de la moitié de ces mêmes galeries est géré par des femmes. Les musées qui exposent de l’art contemporain ne font guère mieux, pas plus que les revues qui en parlent. Toute artiste femme est confrontée à l’insidieuse propagation du statu quo masculin. Presque sans exception, l’art des hommes atteint des prix beaucoup plus élevés que l’art des femmes. Le dollar parle. »

PORTRAIT DE L’ANTIHÉROS

En contre point, le personnage de Bruno Kleinfeld, dernier amour d’Harry, poète prodige tombé dans la déchéance, vient modérer non pas la question des femmes, mais celle de la perception de leur œuvre et de la question de la « réussite » comme impératif de société… Comme si, plutôt que l’homme ou la femme, le personnage « porté aux nues » par cette société était la figure un héros fort et viril.

« Je ne pouvais pas dire à Harry, guerrière du féminisme, que c’était pire pour un homme, pire pour un homme d’échouer, de perdre l’allant de sa démarche, le feu viril auquel il devait son ascension. Les millénaires avaient empilé les espérances, pierre sur pierre, brique sur brique, mot sur mot, jusqu’à ce que pierres, briques et mots pèsent si lourd que l’antihéros plein d’espoir ne peut se dégager de dessous eux – ne peut distinguer comment arriver à un seul vers qu’il pourrait dire sien, et il se tord de douleur sous cette masse, implorant pitié.

PORTRAIT DU HÉROS EN BAD BOY

Oswald Case, critique d’art mondain et volontiers acerbe introduit Rune, l’un des « masques » de Harry, personnage de l’artiste éclair qui apparaît comme une évidence avant de mourir tragiquement et de prendre une place d’autant plus inamovible au panthéon des « stars de l’art ».

« Lorsque je l’ai interviewé, Rune s’était acquis une célébrité de bad boy, ce qui signifiait évidemment qu’il ne se montrait pas aimable. Il était trop compliqué pour être un type aimable mais, convenons-en, l’amabilité n’est pas seulement surestimée, elle plait aussi beaucoup moins qu’on ne le prétend. Les gens adorent un MOI imposant, bien consistant. Ils disent que non mais dans le monde de l’art, toute personnalité craintive et effacée a quelque chose de repoussant (à moins qu’elle n’ait été cultivée à mort en tant que telle), et le narcissisme attire comme un aimant. Le personnage joué par l’artiste fait partie de l’emballage. Picasso était un génie, mais considérez sa mythologie ! Un ogre, qui avait des femmes en quantité et aimait les torturer. Un M. Moi-Je, une monumentale enflure de talent dont les griffonnages sur des serviettes de table valent plus que je ne gagnerai ma vie entière. Si vous ne séduisez pas, vous n’avez aucune chance. »
(…)
« S’il y a quelque chose qui ne marche pas dans le monde de l’art, c’est l’excès de sincérité. Ce qui plaît, c’est le génie timide, ou décontracté, ou ivre et cherchant la bagarre au Cedar Bar, ça dépend des époques. »

PORTRAIT DU MARI EN MARCHANT D’ART

Une évocation du premier mari d’Harry, marchand d’art brillant et mondain, par Maisie Lord, fille d’Harriet Burden

« Pour lui, l’art était la partie enchantée de la vie où tout peut arriver. Il aimait particulièrement la peinture, et sa sensibilité aux formes, aux couleurs et aux sentiments était extrême, mais il disait toujours que la beauté seule ne suffisait pas. La beauté pouvait être mince, sèche et terne. Il cherchait « des idées et des viscères » dans la même œuvre, tout en sachant aussi que cela ne suffisait pas non plus pour la vendre. Pour vendre de l’art, il fallait « créer le désir », et « le désir, disait-il, ne peut être satisfait parce que alors ce n’est plus du désir. » La chose vraiment désirée doit toujours manquer. « Les marchands d’art doivent être les magiciens de la faim. »

PORTRAIT DU MECENE EN RICHE FEMME BLANCHE

« La culture dans la grande ville est une affaire privée et une grande partie de son financement réside entre les mains de riches femmes blanches qui, même si elles ne possèdent pas toujours le fric à titre personnel, briguent un statut élevé en tant que protectrices des arts. Coiffées, parfumées, huilées et liftées, elles brillent aux soirées de bienfaisance tandis que leurs époux, épuisées par les rigueurs de la conclusion des marchés, jettent autour d’eux des regards éperdus et ronflent pendant les discours. »

Siri Hustvedt
Un monde flamboyant
Actes Sud, 2014