Le Cubisme
Il est rare que la signification historique de ce mouvement [le Cubisme] soit pleinement comprise. On ne l’étudie d’habitude que sur le plan de l’histoire de l’art. […] Alors que le Dadaïsme et le Surréalisme ont été des conséquences de la guerre de 1914, le cubisme n’a été possible que parce qu’on n’avait pas encore imaginé cette guerre. En tant que groupe, les cubistes ont été les derniers optimistes de l’art occidental et leur œuvre représente encore le mode de vision le plus élaboré que l’on connaisse. C’est au Cubisme que les prochains novateurs devront nécessairement revenir.
Aujourd’hui l’Occident mésestime la grandeur de ce qu’il a réalisé à cause du sentiment d’insécurité et d’angoisse qui nous écrase. (Les tableaux cubistes atteignent des prix élevés – mais comme s’il s’agissait de trésors provenant d’un autre monde.) […] Quand on finira par comprendre pleinement son apport, on ne pourra l’expliquer simplement par le génie de quelques individus et à nouveau la comparaison avec les débuts de la Renaissance s’imposera.
Les Cubistes se sont trouvé à un point de rencontre extraordinaire. Ils ont hérité de l’art du XIXe siècle la promesse révolutionnaire du matérialisme dialectique. Ils ont pressenti à l’orée du XXe siècle celle des nouveaux moyens de production avec toutes ses conséquences mondiales. Ils ont exprimé leur enthousiasme pour l’avenir en termes que la science moderne a confirmés. Et ils l’ont fait durant la seule décennie de l’histoire contemporaine durant laquelle il a été possible d’éprouver un pareil enthousiasme et de méconnaître, sans aveuglement volontaire, les difficultés politiques et les épouvantables dangers en puissance. Ils ont peint les bons présages de l’art moderne.
Revenons maintenant en 1907, avant que le premier tableau cubiste n’ait été réalisé et que le terme n’ait été créé. Au printemps de cette année-là Picasso peignit Les demoiselles d’Avignon.
Le tableau passa par de nombreux stades et demeura inachevé. Il comportait à l’origine deux hommes : un marin et un autre qui entrait dans la pièce en portant un crâne. Cette pièce se trouve dans un bordel et les femmes sont des prostituées. (Le titre du tableau vient du fait qu’il y avait dans la rue d’Avignon à Barcelone un bordel connu de Picasso et de ses amis espagnols. Mais ce titre n’ayant pas été choisi par le peintre et étant en partie une plaisanterie, il n’y a pas de raison de supposer que Picasso ait songé à Barcelone.) La présence primitive de l’homme au crâne à poussé certains critiques à comparer le sujet de cette œuvre aux Tentations de saint Antoine. Il est tout aussi possible qu’il s’agisse d’une nouvelle allusion aux craintes de maladie vénérienne récemment éprouvées par Picasso. Dans la version finale du tableau le sujet en tant que tel est difficile à identifier. Nous voyons simplement cinq femmes nues peintes plus brutalement que personne ne l’avait fait depuis le XIe ou XIIe siècle, au temps où la femme était considérée comme le symbole de la chair, du purgatoire physique dans lequel l’homme était condamné à souffrir jusqu’à sa mort.
Endurcis par tant d’œuvres récentes, nous tendons sans doute à sous-estimer cette brutalité. Elle horrifia pourtant tous les amis de Picasso quand ils virent pour la première fois Les demoiselles d’Avignon dans son atelier. (La toile ne fut exposée qu’en 1937.) Et elle était effectivement destinée à choquer. C’était une attaque furieuse et directe non contre « l’immoralité » sexuelle, mais contre la vie telle que Picasso la voyait – le gâchis, la maladie, la laideur et la cruauté. C’était une prise de position dans la ligne directe de ses œuvres précédentes, mais beaucoup plus violente, et d’une violence qui a transformé le style. Picasso reste fidèle à son caractère d’envahisseur vertical. Mais au lieu de critiquer la vie moderne en la comparant, avec autant de chagrin que de colère, à un mode d’existence plus primitif, il a utilisé ici son sens du primitif pour violer et choquer les civilisés, et cela à la fois par le sujet et par la manière de le peindre.
En soi, un bordel n’est pas nécessairement choquant. Mais des femmes peintes sans charme ni tristesse, sans ironie ni critique sociale, peintes comme les pieux d’une palissade à travers laquelle les yeux regardent comme s’ils fixaient la mort – voilà qui est choquant. Et la manière dont elles sont peintes l’est tout autant. Picasso lui-même a dit qu’il avait été influencé à l’époque, par la sculpture archaïque espagnole (ibère). Il l’a été également – en particulier dans les deux têtes de droite – par les masques africains. Depuis quelques années Paris avait « découvert » l’art nègre et on allait mettre ultérieurement l’art primitif à toutes les sauces et s’y référer dans bien des discussions confuses et complexes. Mais il semble qu’ici les références de Picasso aient été simples, directes et émotionnelles. Il ne s’est pas soucié de problèmes formels, il a voulu lancer un défi à la civilisation. Dans ce tableau les dislocations ont une origine agressive et non esthétique. Il n’est pas possible de friser de plus près l’outrage en peintre, c’est presque – pour utiliser une vieille formule anarchiste – de la « propagande par l’action ».
En esprit cette œuvre est assez proche du discours prononcé l’année précédente à Barcelone par Lerroux : « Arrivez pour mettre à sac la civilisation décadente… détruisez ses temples… arrachez leur voile à ses novices. »
J’insiste sur son aspect violent et iconoclastique, parce qu’on la tient en général pour le grand exercice de style qui a servi de point de départ au Cubisme. C’est vrai dans la mesure où Les demoiselles d’Avignon incitèrent Braque à la fin de l’année à chercher à leur donner une réplique personnelle et beaucoup plus formelle et où, peu après, Picasso et Braque commencèrent à travailler « un peu comme des alpinistes encordés » (selon l’expression de Braque). Mais si Picasso avait été laissé à lui-même, ce tableau ne l’aurait jamais conduit au Cubisme, ni à quoi que ce soit qui s’en rapproche. C’était l’acte de « propagande par l’action » d’un envahisseur vertical. Il n’avait rien à voir avec la vision de l’avenir propre au XXe siècle qui a été l’essence du Cubisme.
Il a tout de même marqué le début d’une grande période d’exception dans la vie de Picasso. Personne ne sait au juste comment un tel changement s’est produit en lui. On ne peut qu’en constater les résultats. Dans Les demoiselles d’Avignon, à la différence de ses œuvres antérieures, Picasso n’a pas fait preuve de virtuosité. C’est un tableau maladroit, surchargé, inachevé, comme si le peintre y avait mis une fureur si grande qu’elle avait détruit ses dons.
Une pareille interprétation s’accorde avec un autre fait important. Jusqu’en 1907 Picasso avait suivi une route apparemment solitaire. Depuis qu’il était à Paris, il n’avait ni influencé ses contemporains, ni, semble-t-il, été influencé par eux. Après Les demoiselles d’Avignon il est rentré dans un groupe et Apollinaire et ses amis écrivains lui ont expliqué le sens de leur recherche. Il a travaillé en liaison si étroite avec Braque qu’il est parfois difficile de distinguer les tableaux de l’un de ceux de l’autre. Plus tard, il est devenu un guide pour Léger, Juan Gris, Marcoussis et d’autres. On dirait qu’avec la disparition de sa prodigieuse virtuosité il a cessé d’être solitaire, lié par son passé, et s’est ouvert au libre échange des idées.
Apollinaire qui était extraordinairement sensible à l’esprit des gens et de son temps (bien plus qu’à la peinture elle-même) a noté ce changement au moment où il s’est produit. Quelques années plus tard, en 1912, il écrivait à ce sujet :
« Il y a des poètes auxquels une muse dicte leurs œuvres, il y a des artistes dont la main est dirigée par un être inconnu qui se sert d’eux comme d’un instrument. Pour eux, point de fatigue, car ils ne travaillent point et peuvent beaucoup produire, à toute heure, tous les jours, en tout pays et en toute saison ; ce ne sont point des hommes, mais des instruments poétiques ou artistiques. Leur raison est sans force contre eux-mêmes, ils ne luttent point et leurs œuvres ne portent point de traces de lutte.Ils ne sont point divins et peuvent se passer d’eux-mêmes. Ils sont comme le prolongement de la nature et leurs œuvres ne passent point pas l’intelligence. Ils peuvent être émouvants sans que les harmonies qu’ils suscitent en soient humanisées. D’autres poètes, d’autres artistes au contraire sont là qui s’efforcent, ils vont vers la nature et n’ont avec elle aucun voisinage immédiat, ils doivent tout tirer d’eux-mêmes et nul démon, aucune muse ne les inspire. Ils habitent la solitude et rien n’est exprimé que ce qu’ils ont eux-mêmes balbutié, balbutié si souvent qu’ils arrivent parfois d’efforts en efforts, de tentatives en tentatives, à formuler ce qu’ils souhaitent formuler. Hommes créés à l’image de Dieu, ils se reposeront un jour pour admirer leur ouvrage. Mais que de fatigues, que d’imperfections, que de grossièretés !
« Picasso, c’était un artiste comme les premiers. Il n’y a jamais eu de spectacle aussi fantastique que cette métamorphose qu’il a subie en devenant un artiste comme les seconds. »
Ce dont Apollinaire, malgré son étonnante intuition, ne pouvait se rendre compte c’est à quel point lui, ses amis et Braque avaient contribué à la transformation de Picasso. Il ignorait en effet que plus tard, lorsque le groupe n’existerait plus et que Picasso serait de nouveau abandonné à lui-même, il redeviendrait un artiste du premier type.
En peignant Les demoiselles d’Avignon, Picasso a provoqué le Cubisme. Ce fut l’insurrection spontanée et, comme toujours, primitive à partir de laquelle s’est développée, avec de bonnes raisons historiques, la révolution du Cubisme. […]
Après Les demoiselles Picasso s’est trouvé entraîné dans le mouvement qu’il avait ainsi provoqué. Il s’est associé à d’autres, ce qui ne veut pas dire simplement qu’il a eu son cercle d’amis – il l’avait déjà eu antérieurement et continuera à l’avoir ensuite – mais qu’il s’est intégré à un groupe de gens qui, bien que n’ayant pas rédigé de manifeste, travaillaient tous dans le même sens. C’est la seule période de sa vie durant laquelle son œuvre ressemble dans une certaine mesure à celle de ses contemporains et où, de plus (en dépit de ses démentis) elle évolue d’une façon absolument conséquence : du Paysage au pont de 1908 jusqu’à, par exemple, Le violon de 1913. Ce fut une période pleine d’agitation, d’enthousiasme, mais aussi de certitude intérieure et de sécurité, la seule, je crois, où Picasso se soit senti entièrement chez lui. C’est d’elle, autant que de l’Espagne, qu’il est depuis un exilé.
Au sein du groupe (bien que ce mot soit déjà un peu trop strict), dans la camaraderie qui s’y était créée, le dynamisme et l’extrémisme de Picasso restaient inégalés. Sans doute est-ce surtout lui qui en poussa les raisonnements et la logique jusqu’à leur entière conclusion picturale. (C’est lui qui songea, le premier, à coller sur une toile des matériaux étrangers.) Mais ce sont sans doute ses amis qui furent sensibles à la convergence historique dont j’ai parlé, sans laquelle le Cubisme n’aurait pas été possible. Plus que lui, ils appartenaient au monde moderne et y étaient engagés. Quant à lui, c’est par le travail commun avec eux qu’il était engagé.
John Berger, 1965
Success and failure of Picasso
La réussite et l’échec de Picasso
Traduction française Jacqueline Bernard
Dossiers des Lettres Nouvelles, sous la direction de Maurice Nadeau
Denoël, 1968
D’autres extraits :
La réussite ou l’échec de Picasso