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IL FALLAIT BIEN QUE LA POÉSIE PRÎT LE MAQUIS

mardi 7 février 2023

Dans ce contexte, comme l’écrit Paul Eluard, « Il fallait bien que la poésie prît le maquis ». Dans ce contexte, un mouvement de résistance par le verbe, par la poésie, a accompagné et soutenu la résistance armée.

Dans l’ouvrage « La Résistance et ses poètes », Pierre Seghers raconte l’histoire de ce courant littéraire oublié auquel il a participé à la fois comme éditeur et comme auteur, mais aussi comment la guerre et l’occupation sont arrivées dans le pays, la surprise, l’engourdissement, l’isolement, ainsi que la mise en place progressives des initiatives individuelles et des différents réseaux, la clandestinité, la répression, la torture et la déportation.

Il y a autant de parallèles évidents que de différences flagrantes avec l’époque actuelle, à commencer par la situation géopolitique mondiale où la répartition des forces est considérablement différente, mais l’éclairage du passé contribue à donner des éléments de repère et de rappel dans une période de crise profonde.

La Résistance et ses poètes

Pierre Seghers

Ne plus offrir aux individus la possibilité de travailler – nous regrettons, il n’y a rien pour vous… -, ne plus donner aux journalistes et aux écrivains la possibilité de s’exprimer – toutes les entreprises sont des entreprises d’État -, restreindre la libre circulation des personnes et apeurer les gens, pourrir leurs relations en semant entre les uns et les autres le doute, contrôler et diriger la presse et l’édition, brûler les livres, interner les « suspects » dans des cliniques et des hôpitaux psychiatriques, rendre fou, emprisonner et déporter, anéantir, abolir enfin les droits de l’homme, telle est la fin contre laquelle viendront buter tous les régimes totalitaires. C’est devant ce danger de mort qu’un chœur venu de la conscience, un cri né de la volonté de survivre et de se libérer s’élève. Cris et chants de la Résistance. On comprendra qu’ils soient, à l’époque, clandestins ou voilés.

Et si pour quelques uns, plus conscients ou mieux avertis, les temps deviennent de plus en plus inquiets, pour la grande majorité du pays, la mobilisation n’est pas, n’est plus la guerre. Tout s’arrangera, « ça se mitonne », mais sur le dos de qui ? Pourvu que ce soit loin, là-bas, dans les Balkans ou dans les pays baltes, enfin sur les frontières de l’URSS, peu importe. On est « attentiste ». On vit, on vit bien. Dans la torpeur.

Henri de Kérilis, député de la droite nationaliste, s’élève conte les absurdes machinations de certains responsables. Il dénonce ceux « qui perdent le sentiment national au point de haïr davantage une Russie qui ne nous combat pas directement qu’une Allemagne qui nous tient sous la menace de la mort. Si on leur dit que leur campagne fait le bonheur de M. Hitler, qu’elle est le prolongement évident de celle de MM. Abetz, Ferdonnet et de tous les agents allemands contre le pacte franco-soviétique, avant et depuis la guerre, ils s’en moquent. D’un cœur léger, ils s’entêtent. Et les rares hommes indépendants qui refusent de se solidariser avec eux sont ouvertement accusés d’être communisants, vendus à Moscou, de faire besogne de trahison ».

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Si de tous temps le Verbe et, depuis Gutenberg, l’imprimé ont été utilisés comme armes psychologiques, et si ces seules armes nous restent, utilisons-les : éditeur et poète, il y a, ma foi, des précédents. Je pense à Etienne Dolet, libre penseur, imprimeur-éditeur, érudit de la Renaissance, à ses brochures de combat, à son petit atelier lyonnais de la rue Mercière, Dolet, pendu et brûlé place Maubert à Paris pour avoir, envers et contre tous, défendu la liberté contre l’obscurantisme. Je me souviens aussi que, dans les Flandres, au XVIIe siècle, des Français réfugiés à Amsterdam, Delft, Anvers et ailleurs, chassés de leur pays par les guerres de Religion, ont fondé des officines de librairies clandestines où ils publiaient en langue française des libelles dont le retentissement était considérable, la frontière passée.

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Que reste-t-il [après 1940] ? Un pays abasourdi, une population engourdie par la drôle de guerre, une écrasante majorité qui ne souhaite que la paix. La paix à tout prix, la paix narcotique, la paix comme un abandon suicidaire. Quand tout va mal, apparaissent les mages, Nostradamus et les stupéfiants ! Les services du Dr Blau, chef des services culturels et de propagande nazis, ont tracé et damé les voix psychologiques de la victoire : à l’intention des dominés, l’exaltation du pacifisme, « vivre à genoux plutôt que de mourir debout », les « défenses imprenables », l’inconscient des masses chloroformé, tout a été mis en œuvre pour laisser aller la France à son penchant naturel pour la facilité, le bonheur et la paix. Ici, l’opium pour l’ennemi français, là l’exaltation des vertus guerrières auprès du peuple allemand, narcose pour les uns, subtil mélange de supériorité germanique et d’esprit de revanche pour les autres. La formule, qui a fait ses preuves, n’a plus à être mise au point.

Cependant, la surprise de l’effondrement passée, nombreux sont les Français qui écoutent à la radio anglais ceux qui ont quitté leur patrie pour continuer à combattre. En France, même, certains, d’emblée, se sont cabrés. Ce n’est pas dans l’inaction, dans la résignation léthargique que le pays défendra sa vie, sa dignité, ses structures. En lui-même, chaque homme conscient ressent un sursaut personnel. Des armes, des combats, certes, mais il est d’abord nécessaire de préparer le terrain. C’est-à-dire de s’opposer à la perversion des esprits, à la corruption de l’âme, à la conquête des volontés. Survivre, ce sera d’abord s’accrocher à tout ce qui peut alimenter la volonté de survie. Une contre-offensive morale, intérieure, fermente dans le secret de quelques-uns.

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Pour le moment, à l’ombre du fort Saint-André à Villeneuve, comme à peu près partout en province, nous sommes des isolés, perdus dans un immense chantier de démolition. Solitaire, solidaire : une consonne que l’on change, et c’est le nez de Cléopâtre ! Le poète, homme de réflexion, c’est-à-dire en qui le monde se réfléchit, est solitaire pour mieux écouter en lui, pour mieux entendre. Et il est solidaire parce qu’il entent en lui-même, avec ses propres échos éveillés et répercutés, ceux de tous les autres, leurs silences et leurs secrets, leurs vies qui le traversent.

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Georges Politzer, agrégé de philosophie, Jacques Decourdemanche (Jacques Decour), romancier, ex-rédacteur en chef de la revue Commune, professeur agrégé d’allemand au lycée Rollin, Solomon, docteur ès sciences, chargé de cours au Collège de France, tous communistes, fondent La Pensée libre. La revue s’ouvre sur l’éditorial « Notre combat » :

NOTRE COMBAT
« La pensée française continue.
Elle doit donc continuer à s’exprimer.
C’est pourquoi nous avons entrepris et assuré la parution, grâce à des dévouements innombrables, de cette revue ILLÉGALE.

(…)
LA PENSÉE FRANÇAISE EST PRIVÉE DE TOUT MOYEN D’EXPRESSION.

Nous précisons.
Toutes les publications légales qui existent en France sont ou bien l’émanation directe des autorités d’occupation, ou bien elles ne paraissent que sous on contrôle et sous sa direction.
Les quotidiens et les hebdomadaires de Paris sont des publications TRADUITES. Il en est de même pour les revues « littéraires » reparaissant sous leur ancien titre. Les publications scientifiques, même les plus spécialisées, ne peuvent plus paraître LIBREMENT. (…)
Qu’il s’agisse de radio, de cinéma ou d’impression, une seule pensée peut s’exprimer en France légalement : la PROPAGANDE en faveur de la soumission ; la PROPAGANDE en faveur de l’acceptation du nouveau « diktat » ; la PROPAGANDE en faveur de l’asservissement économique et politique de la France.

UNE SEULE « PENSÉE » PEUT S’EXPRIMER EN FRANCE LÉGALEMENT : LA PROPAGANDE DE L’IMPÉRIALISME CONQUÉRANT ET DE SES LAQUAIS.

La France est dépecée, le peuple français subit à la fois l’exploitation économique et l’oppression nationale la plus complète. Voilà le respect pour la liberté des peuples ! Voilà la guerre du « droit » ! Voilà l’image de la « Nouvelle Europe » !

LE GOUVERNEMENT DE VICHY N’A JAMAIS ÉTÉ QU’UN GOUVERNEMENT FANTOCHE.

Nous précisons.
Le maréchal Pétain, dont on cherche à redorer le blason par des mises en scène et des manœuvres, s’est révélé, avec son gouvernement à têtes de rechange, comme un vassal de l’impérialisme allemand, d’une fourberie et d’une servilité sans précédent, comme un ennemi acharné de la pensée française et des intellectuels français. Il livre jusqu’à l’âme de notre jeunesse, en soumettant l’enseignement français au contrôle du Reich et en le réorganisant selon les besoins de la propagande antifrançaise.

LA LITTÉRATURE ANTIFRANÇAISE EST SEULE AUTORISÉE À PARAÎTRE.

AUJOURD’HUI, EN FRANCE, LITTÉRATURE LÉGALE VEUT DIRE : LITTÉRATURE DE TRAHISON

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Aussi la poésie civique que nous appelons ne sera-t-elle marquée ni par des partis pris sentimentaux ni par le souci de tirer profit de l’anecdote : peut-être n’est-il pas téméraire d’espérer qu’elle dégage un jour le sens du vaste conflit spirituel où se joue, bien plus que le destin des empires, la forme même de l’homme à venir. Elle tente de le faire dès maintenant, et quelle que soit l’imperfection de ses ébauches, elle est en droit de demander à ceux qui la critique une vision plus juste de l’histoire, qui les aide à débarrasser l’apparence, ou plutôt à la démasquer. Tant que chacun de nous n’en sera pas venu à considérer le temps présent comme l’absurdité dernière de l’homme auquel on a peut-être volé son sens ; tant que nous ne saurons pas reconnaître, jusque dans les détails quotidiens, la menace que nous fait courir cette immense entreprise d’abaissement de l’homme dont il nous est donné d’éprouver déjà les méthodes et les résultats ; tant que nous ne comprendrons pas qu’à travers elle c’est l’homme lui-même qui aspire à se détruire, et qu’elle spécule heureusement sur toutes les forces de destruction cachées en nous ; tant que nous ne ferons pas face enfin, avec la violence du désespoir, à ces monstres que nous n’osons identifier hors de nous parce qu’ils sont tapis habilement en nous-mêmes, nous resterons insensibles à la portée véritable du drame qui se joue. Toute imparfaite qu’elle soit sur le plan de l’art, la partie la plus active de la poésie d’aujourd’hui entend créer les conditions de lucidité nécessaires à cette totale prise de conscience, à cette offensive de la liberté.

Pierre Emmanuel, Redonner un sens à l’homme, à la poursuite de sa liberté, dans et par la catastrophe n’est-ce pas aussi la surmonter ?
Paru dans le n°10 de Poésie 42 (juillet-septembre 1942)

La Résistance et ses poètes (France 1940-1945), Pierre Seghers,
Editions Seghers 1974