L’automne ayant fait tomber sur Ibiza des pluies violentes, les soirées étaient devenues assez fraiches pour qu’on se donnât le plaisir de faire du feu. Dans la grande cheminée à hotte de ma petite maison, des arbres entiers, en énormes bûches, étaient livrés aux flammes. Un soir que je préparais le feu, à l’aide des ces allume-feu achetés à l’épicerie de San Antonio et qui s’appelaient des « démons économiques » (demonios economicos), Benjamin me regardait faire avec une attention soutenue. Il observait la manière dont se construisait dans l’âtre ce petit échafaudage : d’abord un démon économique, puis quelques morceaux de charbon de bois, puis de petites bûches, puis de grosses. Lorsque les flammes commencèrent à pourlécher tout cela Benjamin me dit : « Vous travaillez comme un romancier. » Je le regardais, surpris. « Oui, reprit-il, car rien ne ressemble plus à un roman qu’un feu de bûches. Toute cette construction minutieuse, morceau par morceau, l’un soutenant l’autre dans un parfait équilibre, à quoi donc est-elle destinée ? A être détruite. Ainsi le roman. Tous les héros d’un roman se tiennent aussi l’un sur l’autre, dans un parfait équilibre et le véritable but de roman c’est de les détruire. » Benjamin ne s’expliqua pas plus longuement ce soir-là sur la nécessité qu’il entrevoyait pour le roman de détruire ses héros. Pourquoi les détruire ? La réponse à cette question je devais la trouver vingt ans plus tard en lisant les admirables pages que Walter Benjamin a écrites sur Le Narrateur et qui furent publiées, par les soins d’Adrienne Monnier, en juillet 1952, dans le Mercure de France. Il y reprend sa comparaison avec le feu de bûches. Il montre la solitude du lecteur de roman. « Et dans cette solitude qui lui est propre, écrit-il, le lecteur du roman s’empare de sa matière plus jalousement que tout autre. Il est prêt à se l’approprier tout entière et, en quelque sorte, à la dévorer. Il s’assimile, en la dévorant, cette matière comme le feu dévore les bûches dans la cheminée. La tension qui traverse le roman ressemble étrangement au tirage qui avive la flamme dans la cheminée et avive son jeu. » Et plus loin, en parlant du personnage de roman : « Sa vie… ne dégage son sens que du fait des circonstances de sa mort. Or le lecteur de roman ne cherche-t-il pas des personnages à travers lesquels il captera le « sens de la vie » ? Il doit donc s’assurer d’une façon ou d’une autre qu’il lui sera donné d’assister à leur mort. »
1954
Walter Benjamin à Ibiza, texte publié dans Les lettres nouvelles, et dans son ouvrage Le Dire et le Faire, Paris, Mercure de France, 1964,
Ici dans Ecrits français,
P 372
METATEXTE
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