Plus de cinq cents ans nous séparent de la naissance d’Albrecht Dürer (à Nuremberg, le 21 mai 1471). Cette période d’un demi-millénaire peut sembler longue ou courte, selon la perspective ou l’état d’esprit de celui qui en parle. Lorsqu’elle paraît courte, il semble possible de mieux comprendre Dürer, d’avoir un entretien imaginaire avec lui. Si cette période semble longue, alors le monde dans lequel il vivait et la conscience de ce monde paraissent si loin qu’aucun dialogue n’est plus possible.
Dürer a été le premier peintre passionné de sa propre image. Aucun autre avant lui n’a peint autant d’autoportraits. Parmi ses œuvres les plus anciennes, il faut classer un dessin à la pointe d’argent, exécuté alors qu’il n’avait que treize ans. Le dessin prouve qu’il était ce que nous appelons aujourd’hui un enfant-génie – et qu’il se trouvait lui-même passionnant et inoubliable. Ce qui rendait la chose exceptionnelle, c’est qu’il avait conscience de son génie. Tous ses autoportraits sont des témoins de sa fierté. C’est comme si l’un des éléments du chef-d’œuvre qu’il veut chaque fois réaliser était justement le regard du génie qu’il découvre dans ses propres yeux. A ce titre, ses autoportraits sont exactement à l’opposé de ceux de Rembrandt.
Pourquoi un être humain se dessine-t-il lui-même ? Parmi les nombreux motifs, l’un est identique avec celui qui incite quelqu’un à se faire portraiturer : il s’agit d’apporter la preuve qui le fera vraisemblablement « survivre », celle d’avoir un jour existé. De celui qui regarde, il deviendra celui qui est regardé et c’est dans cette dualité que se situe certainement le secret ou le moteur de cette idée. Nous, qui regardons son portrait et tentons de nous imaginer la vie de l’artiste, nous nous sentons questionnés par ce regard.
Lorsque j’évoque en moi les deux autoportraits, celui de Madrid et celui de Munich, je prends conscience du fait que moi, parmi mille autres, je luis l’observateur imaginaire dont Dürer a prévu l’intérêt, il y a 485 ans. Mais en même temps, je me demande combien des mots que je transcris ici il aurait pu comprendre dans leur acceptation présente. Nous nous approchons tellement de son visage et de son expression qu’il est difficile de croire qu’une grande partie de sa propre expérience nous est inaccessible. Regarder Dürer dans un contexte historique n’est pas la même chose que se transporter dans son monde à lui. Il me paraît important d’attirer l’attention sur ce point parce que trop souvent on présuppose avec une certaine suffisance parce que nous avons d’autant plus tendance à nous féliciter de son génie que nous soulignons davantage cette continuité.

Deux ans séparent ces deux peintures qui représentent le même homme dans deux états d’âme de toute évidence différents. Le second autoportrait, actuellement accroché au Prado, à Madrid, montre l’artiste à l’âge de vingt-sept ans, habillé comme un gentilhomme vénitien. Son regard est celui de la confiance en soi et de la fierté, presque celui d’un noble. Peut-être la tenue vestimentaire de haut range, à laquelle se réfèrent les mains gantées, est-elle un peu trop accentuée. L’expression de ses yeux ne concorde pas tout à fait avec la nonchalante élégance de la petite coiffe. Peut-être que ce portrait est un demi-aveu disant que Dürer s’est en partie travesti, qu’il a l’intention de jouer un rôle nouveau. Il a peint ce portrait quatre ans après son premier voyage en Italie. A cours de ce voyage, il a non seulement rencontré Giovanni Bellini, et découvert la peinture vénitienne, mais il s’est aussi rendu compte pour la première fois de la liberté spirituelle et de la respectabilité sociale qui pouvaient accompagner la situation de peintre. Son costume vénitien et le paysage alpestre que l’on voit par la fenêtre signalent que la composition se réfère à son expérience de jeune homme à Venise. En simplifiant à l’extrême, la peinture parait vouloir dire : « A Venise, j’ai pris mesure de ma propre valeur et j’attends maintenant que cette valeur soit ici reconnue, en Allemagne ». Depuis son retour, Dürer avait reçu des commandes importantes de Frédéric III le Sage, duc-électeur de Saxe. Plus tard, il a travaillé pour l’empereur Maximilien.

L’autoportrait de Munich a été peint vers 1500. Il représente l’artiste dans un manteau de couleur soutenue devant un arrière-plan sombre. Sa pose, la main qui retient le manteau, sa chevelure, l’expression du visage – ou plutôt le vide sacré qu’on lit sur ce visage – tout cela fait penser à un portrait du Christ, lorsqu’on tient compte des conventions iconographiques de l’époque. Et même si ce n’est pas prouvé, il est vraisemblable que Dürer ait voulu cette comparaison ou qu’il ait tout au moins souhaité qu’elle vienne à l’esprit de l’observateur.
Son intention n’avait sûrement rien de blasphématoire. Il était profondément religieux, et bien que partageant dans une certaine mesure les tendances de la Renaissance qui la portraient plutôt vers la science et la raison, sa religiosité était du genre traditionnel. Plus tard, dans sa vie, il admirera Luther pour des raisons morales et intellectuelles, mais sera lui-même incapable de rompre avec l’église catholique. Cette peinture ne peut donc vouloir dire « Je me vois en Christ », mais bien « Par la souffrance dont j’ai fait l’expérience, je m’efforce de suivre la voie du Christ ».
Comme dans l’autre autoportrait, il existe ici aussi un trait théâtral. Dans aucun de ses autoportraits, Dürer, de toute évidence ne parvenait à se prendre pour ce qu’il était réellement. Il y mêlait toujours l’ambition d’y paraître autrement ou meilleur. La seule image de lui-même qu’il ait pu généralement accepter, c’était le monogramme avec lequel – contrairement à tous les artistes avant lui – il a signé presque tout ce qu’il faisait. Lorsqu’il se regardait dans un miroir, il était toujours fasciné par les multiples formes du moi qu’il y voyait ; parfois cette vision était extravagante, comme dans le portrait de Madrid, parfois elle apparaissait pleine de pressentiments, comme dans celui de Munich.
Comment s’explique la différence frappante entre les deux peintures ? En 1500, dans le sud de l’Allemagne, des milliers de gens croyaient venue la fin du monde. La faim, la peste et plus récemment la syphilis pesaient beaucoup sur les esprits. Des conflits sociaux s’aggravaient, qui allaient déboucher sur les révoltes paysannes. Des foules d’ouvriers et de paysans quittaient leur patrie pour parcourir les routes à la recherche de pain, de vengeance et de rédemption le jour où la colère de Dieu ferait pleuvoir le feu sur la Terre, le jour où le Soleil s’éteindrait et le ciel disparaîtrait en s’enroulant comme un parchemin.
Dürer, toujours préoccupé durant sa vie par l’idée d’une mort prochaine, n’a pas échappé à cette ambiance générale d’épouvante. C’est alors qu’il a réalisé sa première suite de gravures sur bois pour un public populaire relativement large, sur le thème de l’Apocalypse.
Sans parler de l’urgence dans l’expression du message, le style de ces xylographies nous prouve une fois de plus combien nous sommes aujourd’hui loin de Dürer. Suivant les critères actuels, ce style semble désuni dans son mélange de gothique, de renaissance et de baroque. Nous le regardons dans une perspective historique, comme un pont lancé sur tout un siècle. Pour Dürer, qui voyait arriver la fin des temps, pendant que s’évanouissait le rêve de beauté de la Renaissance, qu’il avait lui-même rêvé à Venise, le style de ces bois gravés doit être sorti directement de l’instant historique vécu et il était tout aussi naturel que le son de sa propre voix.
Je doute qu’un événement quelconque soit en mesure d’expliquer la différence des deux autoportraits. Ils auraient pu également être peints au cours du même mois de la même année, car ils se complètent l’un l’autre. Ensemble, ils forment comme un passage qui mène à l’œuvre tardive de Dürer. Ils renvoient au dilemme, à l’espace de remise en question, dans le cadre duquel agissait Dürer en tant qu’artiste.
Le père de Dürer était un orfèvre hongrois qui s’était implanté dans le quartier artisanal de Nuremberg. Comme l’exigeait alors sa profession, il était bon dessinateur et graveur. Mais, en son for intérieur, il demeurait un artisan à la manière du Moyen Age. Tout ce qui l’intéressait dans son travail, c’était le « comment ». Il ne se posait pas d’autre question.
A l’âge de vingt-trois ans, son fils était devenu en Europe le peintre le plus éloigné de l’esprit d’un artisan du Moyen Age. Il était persuadé que l’artiste devait découvrir les secrets de l’univers pour créer la beauté. La première question qui se posait à lui au niveau de la peinture et du voyage (il a voyagé aussi souvent qu’il a pu) était « où » ? Sans ses voyages en Italie, Dürer n’aurait jamais atteint ce sentiment d’indépendance et cette autonomie. Et paradoxalement, il est devenu plus indépendant que n’importe quel artiste italien, justement parce qu’il était marginal sans tradition moderne ; la tradition allemande – avant qu’il ne la modifie – appartenait déjà au passé. Tout seul et le premier auquel peut s’appliquer ce jugement, il représentait l’avant-garde.
Cette indépendance s’exprime dans le portrait de Madrid. Le fait qu’il ne la fasse pas pleinement sienne, qu’elle soit un peu comme un costume qu’il essaie, s’explique peut-être par sa filiation : il était tout de même le fils de son père. La mort de ce père, en 1502, l’a beaucoup touché. Voyait-il ce qui le différenciait du père comme une chose inévitable qui lui était imposée, ou bien comme l’expression d’une décision personnelle et libre, dont il ne pouvait savoir si elle était correcte ? Il y voyait vraisemblbablement les deux, selon le moment. Le portrait de Madrid comporte une trace de doute.
Son indépendance, jointe au style de son art, doit avoir procuré à Dürer un sentiment de pouvoir exceptionnel. Son art se rapprochait davantage que pour tout autre atriste avant lui d’une création nouvelle de la nature. Son aptitude à reproduire un objet doit avoir fait l’imprssion d’un miracle sur ses contemporaiens, et le fait encore aujourd’hui si l’on songe aux aquarelles de plantes et d’animaux. Il appelait ses portraits « Konterfei », un mot qui exprime avec plus de force la concordance entre l’image et le sujet.
Est-ce sa manière de représenter ce qu’il avait devant lui ou ce dont il avait rêvé était analogue au processus par lequel – comme on dit – Dieu a créé le monde et tout ce qui était en lui ? Peut-être s’est-il posé cette question. S’il en a été ainsi, ce n’est pas le sentiment de sa propre supériorité qui l’a conduit à se comparer à Dieu le Père, mais la conscience de ce qui était de toute évidence sa propre créativité. En dépit de cette créativité, il était condamné à vire dans un monde plein de souffrances, un monde contre lequel sa propre force créatrice ne pouvait rien. Son autoportrait en Christ est ‘limage d’un Créateur qui se trouverait du mauvais côté de la Création, d’un Créateur qui n’a aucune part à ce qu’il a créé.
L’indépendance de Dürer était parfois inconciliable avec sa foi religieuse encore à demi figée dans le Moyen Age. Les deux autoportraits expriment cette inconciliabilité. Mais c’est là une affirmation bien abstraite. Nous ne sommes pas encore parvenus à pénétrer jusqu’à la propre expérience de Dürer. Une fois, il est resté en mer pendant six jours dans une petite embarcation pour étudier le cadavre d’une baleine comme le ferait un scientifique. En même temps, il croyait aux cavaliers de l’Apocalypse. Il voyait en Luther un « instrument de Dieu ». Comment se formulait concrètement la question qu’il se posait à lui-même quand il se regardait dans un miroir, et comment y répondait-il vraiment, à cette question qui nous saute aux yeux chaque fois que nous regardons son visage peinte, et qui se lit en fait ainsi : « De qui suis-je l’instrument ? ».
John Berger, Dürer, ed Taschen