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TEMPS DES DEVINS, TEMPS DE LA TORAH

jeudi 17 novembre 2016

Sur le concept d’histoire, Appendice B

Les devins qui interrogeaient le temps pour savoir ce qu’il recélait en son sein ne le percevaient certainement pas comme un temps homogène et vide. Celui qui considère cet exemple se fera peut-être une idée de la manière dont le temps passé était perçu dans la commémoration : précisément de cette manière. On sait qu’il était interdit aux Juifs de sonder l’avenir. La Torah et la prière, en revanche, leur enseignaient la commémoration. La commémoration, pour eux, privait l’avenir des sortilèges auxquels succombent ceux qui cherchent à s’instruire auprès des devins. Mais l’avenir ne devenait pas pour autant, aux yeux des Juifs, un temps homogène et vide. Car en lui, chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer.

Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, 1940, Traduction Maurice de Gandillac (Œuvres III)


Texte précédant SUR LE CONCEPT D’HISTOIRE

Une introduction aux Thèses Sur le concept d’histoire


METATEXTES

Commentaires de Michael Löwy

Traduction de Michael Löwy

Texte original en allemand


Commentaires de Michael Löwy

Tout d’abord Benjamin rejette la démarche de ceux qui s’informent auprès des devins, parce qu’ils sont asservis par l’avenir : si l’on croit connaître le futur, on est voué à la passivité, à l’attente de l’inévitable – une remarque qui vaut aussi bien pour cette figure moderne des oracles anciens, les « prévisions scientifiques » du matérialisme historique transformé en « automate ».

La tradition juive, par contre, exige la remémoration du passé – c’est l’impératif biblique : Zakhor, « souviens-toi », déjà évoqué. Mais (…) ce que les juifs « cherchent dans le passé, ce n’est pas son historicité, mais son éternelle contemporanéité ». De façon analogue, le révolutionnaire, dans son action présente, puise son inspiration et sa force combattante dans la remémoration et échappe ainsi au charme maléfique de l’avenir garanti, prévisible et assuré proposé par les « devins » modernes.

Le passage le plus frappant de cette Thèse, celui qui a provoqué le plus de débats et de commentaires, est bien sûr la conclusion. Il faut souligner tout d’abord qu’il ne s’agit pas d’attendre le Messie, comme dans la tradition dominante du judaïsme rabbinique, mais de provoquer sa venue. Dans les notes préparatoires, après avoir comparé l’interruption messianique avec certaines idées de Focillon, Benjamin cite le passage suivant du critique d’art français : « faire date, ce n’est pas intervenir passivement dans la chronologie, c’est brusquer le moment. » Benjamin appartient à une tradition dissidente, de ceux qu’on nommait les dohakei haketz, ceux qui « précipitent la fin des temps ».

(…)

Pour Rolf Tiedemann, cette proposition de Benjamin est un décret impuissant, qui fait abstraction de toute analyse de la réalité. Elle relèverait plutôt de l’anarchisme et du putschisme que de la sobriété marxiste.

Il est vrai que Benjamin se donnait pour objectif, dès l’article sur le Surréalisme de 1929, d’apporter à la sobriété et à la discipline marxistes le concours de l’ivresse, de la spontanéité anarchiste dont les Surréalistes étaient porteurs. Mais son objectif est moins de « décréter » la révolution, que de plaider pour une conception de l’histoire comme processus ouvert, non déterminé d’avance, où les surprises, les chances inattendues, les opportunités imprévues peuvent apparaître à tout moment. Il s’agit moins de « putsch » que d’être capable de saisir l’instant fugitif où l’action révolutionnaire est possible – comme l’ont fait, avec beaucoup de présence d’esprit, les anarchistes de la FAI-CNT et les marxistes du POUM dans l’été 1936 en Catalogne – (…) – en s’opposant, les armes à la main, au soulèvement fasciste et en établissant un véritable « état d’exception « socialiste et libertaire – hélas éphémère. Mais en quoi consiste la tradition des opprimés, si ce n’est dans la série discontinue des rares moments où la chaîne de la domination est rompue ?

Extraits de Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, Une lecture des Thèses « Sur le concept d’histoire » de Michael Löwy

Avec l’aimable autorisation de l’auteur et des Editions de l’Eclat


Texte précédant SUR LE CONCEPT D’HISTOIRE

Une introduction aux Thèses Sur le concept d’histoire


Traduction de Michael Löwy

Certes, les devins qui l’interrogeaient pour savoir ce qu’il recélait en son sein ne faisaient l’expérience d’un temps ni homogène ni vide. Qui envisage ainsi les choses pourra peut-être concevoir de quelle manière dans la remémoration le temps passé fut objet d’expérience : de la manière justement qu’on a dite. On le sait, il était interdit aux Juifs de prédire l’avenir. La Torah et la prière leur enseignent par contre la remémoration. Pour eux la remémoration désenchantait l’avenir auquel ont succombé ceux qui cherchent instruction chez les devins. Mais pour les Juifs l’avenir ne devient pas néanmoins un temps homogène et vide. Car en lui chaque seconde était la porte étroite par laquelle pouvait passer le Messie.


Texte original en allemand

ANHANG

B

Sicher wurde die Zeit von den Wahrsagern, die ihr abfragten, was sie in ihrem Schoße birgt, weder als homogen noch als leer erfahren. Wer sich das vor Augen hält, kommt vielleicht zu einem Begriff davon, wie im Eingedenken die vergangene Zeit ist erfahren worden : nämlich ebenso. Bekanntlich war es den Juden untersagt, der Zukunft nachzuforschen. Die Thora und das Gebet unterweisen sie dagegen im Eingedenken. Dieses entzauberte ihnen die Zukunft, der die verfallen sind, die sich bei den Wahrsagern Auskunft holen. Den Juden wurde die Zukunft aber darum doch nicht zur homogenen und leeren Zeit. Denn in ihr war jede Sekunde die kleine Pforte, durch die der Messias treten konnte.


Texte précédant SUR LE CONCEPT D’HISTOIRE

Une introduction aux Thèses Sur le concept d’histoire