Sur le concept d’histoire, Thèse IV
« Occupez-vous d’abord de vous nourrir et de vous vêtir,
alors vous échoira de lui-même le Royaume de Dieu. »Hegel, 1807
La lutte des classes, qui ne cesse d’être présente à l’historien formé par la pensée de Karl Marx, est une compétition autour de ces choses brutes et matérielles à défaut desquelles les choses fines et élevées ne subsistent guère. On aurait tort, cependant, de croire que ces dernières ne seraient autrement présentes dans la lutte des classes que comme butin qui ira au vainqueur. Il n’en est rien puisqu’elles s’affirment précisément au cœur de cette même compétition. Elles s’y mêlent sous forme de foi, de courage, de ruse, de persévérance et de décision. Et le rayonnement de ces forces, loin d’être absorbé par la lutte elle-même, se prolonge dans les profondeurs du passé humain. Toute victoire qui jamais y a été remportée et fêtée par les puissants – elles n’ont pas fini de la remettre en question. Telles les fleurs se tournant vers le soleil, les choses révolues se tournent, mues par un héliotropisme mystérieux, vers cet autre soleil qui est en train de surgir à l’horizon historique. Rien de moins ostensible que ce changement. Mais rien de plus important non plus.
Walter Benjamin, Thèses sur le concept d’histoire, 1940, (Ecrits français)
Texte précédant SUR LE CONCEPT D’HISTOIRE Texte suivant
Une introduction aux Thèses Sur le concept d’histoire
METATEXTES
Traduction de Maurice de Gandillac
Traduction de Michael Löwy (à partir de celles de Maurice de Gandillac et de Benjamin)
Commençons par le texte de Hegel – inversion ironique d’un passage bien connu de l’Evangile : il illustre à merveille la méthode benjaminienne de citation, qui consiste à dépouiller l’auteur de son texte comme un voleur de grand chemin s’approprie des bijoux d’un riche voyageur. Le passage est littéralement arraché de son contexte : Hegel, le grand philosophe idéaliste, témoigne ici du matérialisme le plus élémentaire…
En même temps, l’exergue rattache la thèse IV aux deux précédentes, c’est-à-dire au thème de la rédemption : pas de salut sans transformation révolutionnaire de la vie matérielle. Le concept de Royaume de Dieu qui apparaît ici n’est pas sans rappeler celui de Thomas Münzer, tel que Friedrich Engels le présente dans sa Guerre des Paysans (1850) : « Pour Münzer, le royaume de Dieu n’était pas autre chose qu’une société où il n’y aurait plus aucune différence de classe, aucune propriété privée, aucun pouvoir d’Etat étranger, autonome, s’opposant aux membres de la société. » A ceci près que Benjamin n’irait pas jusqu’à séculariser aussi intégralement la portée théologique du concept.
Le matérialisme historique – « l’école de Marx » - dont il est ici question est, bien entendu, réinterprété par Benjamin dans ses propres termes : il s’agit d’une version hétérodoxe, hérétique, indiosyncratique, inclassable. A certains égards, Benjamin est ici proche de Brecht : comme lui, il insiste sur la priorité des choses « brutes et matérielles ». « D’abord la nourriture, après la morale », chantent les personnages de l’Opéra de Quat’Sous. Toutefois, contrairement à son ami, Benjamin attribue une importance capitale aux forces spirituelles et morales dans la lutte de classes : la foi – traduction benjaminienne du mot Zwersicht – le courage, la persévérance. La liste des qualités spirituelles en inclut aussi deux qui sont parfaitement « brechtiennes » : l’humour et surtout la ruse des opprimés.
Il existe donc chez Benjamin une dialectique du matériel et du spirituel dans la lutte de classes, qui déborde le modèle assez mécaniste de l’infrastructure et de la superstructure : l’enjeu de la lutte est matériel, mais la motivation des acteurs sociaux est spirituelle. Si elle n’était pas animée par certaines qualités morales, la classe dominée ne saurait combattre pour sa libération.
Essayons de cerner de plus près le marxisme benjaminien. Le concept essentiel du matérialisme historique n’est pas pour lui le matérialisme philosophique abstrait : c’est la lutte de classes. C’est elle qui « ne cesse d’être présente à l’historien formé par la pensée de Karl Marx » (traduction de Benjamin). C’est elle qui permet de comprendre le présent, le passé et l’avenir, ainsi que leur lien secret. Elle est le lieu où théorie et praxis coïncident – et l’on sait que c’est cette coïncidence qui a, pour la première fois, attiré Benjamin vers le marxisme, lors de sa lecture d’Histoire et conscience de classe de Lukacs en 1924.
Si presque tous les marxistes se réfèrent à la lutte de classes, peu lui dédient une attention si passionnée, si intense, si exclusive que Walter Benjamin. Ce qui l’intéresse dans le passé, ce n’est pas le développement des forces productives, la contradiction entre forces et rapports productifs, les formes de propriété ou d’Etat, l’évolution des modes de production – thèmes essentiels dans l’œuvre de Marx -, mais la lutte à mort entre oppresseurs et opprimés, exploiteurs et exploités, dominants et dominés.
L’histoire lui apparaît ainsi comme une succession de victoires des puissants. Le pouvoir d’une classe dominante ne résulte pas simplement de sa force économique et politique, ou de la distribution de la propriété, ou des transformations du système productif : elle implique toujours un triomphe historique dans le combat contre les classes subalternes. Contre la vision évolutionniste de l’histoire comme accumulation d’« acquis », comme « progrès » vers toujours plus de liberté, rationalité ou civilisation, il la perçoit « d’en bas », du côté des vaincus, comme une série de victoires de classes régnantes. Sa formulation se distingue aussi, de façon assez évidente, de la célèbre phrase de Marx et Engels dans le Manifeste Communiste, qui insiste plutôt sur la victoire des classes révolutionnaires au cours de l’histoire – sauf dans le cas exceptionnel de la « ruine commune des classes en lutte ».
Cependant, chaque nouveau combat des opprimés met en question non seulement la domination présente, mais aussi ces victoires du passé. Les « forces spirituelles » (traduction de Benjamin ) de la lutte actuelle « rayonnent » dans le passé lointain – la « nuit des temps ». Le passé est éclairé par la lumière des combats d’aujourd’hui, par le soleil qui se lève dans le ciel de l’histoire. La métaphore du soleil était une image traditionnelle du mouvement ouvrier allemand : « Brüder, zu Sonne, zur Freiheit » (Frères, vers le soleil, vers la liberté) proclamait le vieil hymne du parti social-démocrate. Mais il s’agissait du soleil de l’avenir qui éclaire le présent. Ici, c’est grâce au soleil du présent que la signification du passé se transforme pour nous. Ainsi, comme dans l’exemple cité plus haut, Thomas Münzer et la Guerre des paysans au XVIe siècle sont réinterprétés par Friedrich Engels – et plus tard par Ernst Bloch – à la lumière des combats du mouvement ouvrier moderne.
Les luttes actuelles mettent en question les victoires historiques des oppresseurs, parce qu’elles sapent la légitimité du pouvoir des classes dominantes, anciennes et présentes. Benjamin s’oppose ici, implicitement, à une certain conception évolutionniste du marxisme – déjà présente dans quelques passages de Marx (entre autres, dans le Manifeste communiste et dans les articles sur l’Inde des années 1950) – qui justifie les victoires de la bourgeoisie dans le passé par les lois de l’histoire, la nécessité de développer les forces productives ou l’immaturité des conditions pour l’émancipation sociale.
Le rapport entre aujourd’hui et hier n’est pas unilatéral : dans un processus éminemment dialectique, le présent éclaire le passé, et le passé éclairé devient une force au présent. Les combats anciens se tournent « vers le soleil naissant », mais ils nourrissent, une fois touchés par ce rayonnement, la conscience de classe de ceux qui se soulèvent aujourd’hui. Le « soleil » n’est pas ici, comme dans la tradition de la gauche « progressiste », le symbole de l’avènement nécessaire, inévitable et « naturel » d’un monde nouveau, mais de la lutte elle-même et de l’utopie qui l’inspire.
Extraits de Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, Une lecture des Thèses « Sur le concept d’histoire » de Michael Löwy
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et des Editions de l’éclat
Texte précédant SUR LE CONCEPT D’HISTOIRE Texte suivant
Une introduction aux Thèses Sur le concept d’histoire
La première phrase de cette thèse est une profession de foi matérialiste, introduite par l’idée hégélienne de travail (se nourrir et se vêtir d’abord), engagée sur l’affirmation de la lutte de classe omniprésente, qui est une lutte pour les choses (Dinge) brutes et matérielles (rohen und materialen) opposées au raffiné et au spirituel. Négation donc du vieux dualisme.
Mais ces choses raffinées et spirituelles ne se réduisent pas dans la lutte de classe à un butin (Beuten) revenant au vainqueur (toujours la même défiance de la victoire trompeuse, et des « congrès des vainqueurs »). Le raffinement est au contraire immanent à la lutte. Ce sont des valeurs ressuscitées (comme les paroles gelées de Rabelais) : confiance, courage, ruse, inébranlable fermeté – qui vivent et agissent « dans le lointain du temps retrouvé » (selon Gandillac) ou, « agissent rétrospectivement dans le lointain du temps » (selon Missac) (sie sind in diesen Kampf lebendig, und sie wirken in die Ferne der Zeit zurück). « Leur écho se répercute dans la nuit des temps passés ».
Elles viendront inlassablement remettre en question les victoires dont sont sortis les dominateurs. On retrouve ici, blottie entre les lignes, la citation cachée de Blanqui : « Malheur aux vaincus ! Ceux de juin ont vidé le calice jusqu’à la lie. C’est à qui leur trouvera des crimes. Victorieux, on leur eut demandé une place d’honneur sous leur drapeau […]. Le 26 juin est une de ces journées néfastes que la Révolution revendique en pleurant […]. Vous tous, grands inconnus que dévore par milliers la fosse commune […]. » Inversement, constatait avec désespérance V. Grossman devant les ruines de Stalingrad : on ne demande pas de comptes aux vainqueurs (Vie et Destin). Du moins pas tout de suite.
Pour Blanqui la victoire est presque toujours détournement de valeur : « Aujourd’hui, chaque mot signifie des choses diamétralement contraires. Lorsqu’une expression avec le sens admis, qui est celui du bien, est devenue un drapeau populaire, l’ennemi s’en empare pour le planter sur l’idée, absolument opposée et la faire accepter sans un pli ». Le passé, comme les fleurs solaires, est appelé et revigoré, réorienté pour le présent, ce soleil en train de se lever en permanence dans le ciel de l’histoire. Le matérialiste historique doit comprendre le plus imperceptible de ces changements. Autrement dit, lire dans les chatoiements du passé le lever de soleil qu’on ne peut, sans s’aveugler, regarder en face.
http://danielbensaid.org/Walter-Ben...
Traduction Maurice de Gandillac
La lutte des classes, que jamais ne perd de vue un historien instruit à l’école de Marx, est une lutte pour ces choses brutes et matérielles sans lesquelles il n’en est point de raffinées ni de spirituelles. Celles-ci interviennent pourtant dans la lutte des classes autrement que comme l’idée d’un butin qu’emportera le vainqueur. Comme confiance, courage, humour, ruse, fermeté inébranlable, elles prennent une part vivante à la lutte et agissent rétrospectivement dans les profondeurs du temps. Elles remettront toujours en question chaque nouvelle victoire des maîtres. De même que certaines fleurs tournent leur corolle vers le soleil, le passé par un mystérieux héliotropisme, tend se tourner vers le soleil qui est en train de se lever au ciel de l’histoire. L’historien matérialiste doit savoir discerner ce changement, le moins ostensible de tous.
(Œuvres III)
Traduction Michael Löwy (à partir de celles de Maurice de Gandillac et de Benjamin)
La lutte des classes, que jamais ne perd de vue un historien instruit à l’école de Marx, est une lutte pour les choses brutes et matérielles sans lesquelles il n’en est point de raffinées ni de spirituelles. Mais, dans la lutte des classes, ce raffiné, ce spirituel se présentent tout autrement que comme butin qui échoit au vainqueur ; ici, c’est comme confiance, comme courage, comme humour, comme ruse, comme inébranlable fermeté, qu’ils vivent et agissent rétrospectivement dans le lointain du temps. Toute victoire qui jamais y a été remportée et fêtée par les puissants – ils n’ont de cesse de la remettre en question. Comme certaines fleurs orientent leur corolle vers le soleil, ainsi le passé, par une secrète sorte d’héliotropisme, tend à se tourner vers le soleil en train de se lever dans le ciel de l’Histoire. Quiconque professe le matérialisme historique ne peut que s’entendre à discerner ce plus imperceptible de tous les changements.
EnTrachtet am ersten nach Nahrung und Kleidung,
so wird euch das Reich Gottes von selbst zufallen.
Hegel, 1807
Der Klassenkampf, der einem Historiker, der an Marx geschult ist, immer vor Augen steht, ist ein Kampf um die rohen und materiellen Dinge, ohne die es keine feinen und spirituellen gibt. Trotzdem sind diese letztern im Klassenkampf anders zugegen denn als die Vorstellung einer Beute, die an den Sieger fällt. Sie sind als Zuversicht, als Mut, als Humor, als List, als Unentwegtheit in diesem Kampf lebendig und sie wirken in die Ferne der Zeit zurück. Sie werden immer von neuem jeden Sieg, der den Herrschenden jemals zugefallen ist, in Frage stellen. Wie Blumen ihr Haupt nach der Sonne wenden, so strebt kraft eines Heliotropismus geheimer Art, das Gewesene der Sonne sich zuzuwenden, die am Himmel der Geschichte im Aufgehen ist. Auf diese unscheinbarste von allen Veränderungen muß sich der historische Materialist verstehen.
Texte précédant SUR LE CONCEPT D’HISTOIRE Texte suivant
Une introduction aux Thèses Sur le concept d’histoire