Accueil > Mémoires > Sur le concept d’histoire > XV. TIRER SUR LES CADRANS POUR ARRÊTER LE JOUR

XV. TIRER SUR LES CADRANS POUR ARRÊTER LE JOUR

vendredi 9 septembre 2016

Sur le concept d’histoire, Thèse XV

Les classes révolutionnaires ont, au moment de leur entrée en scène, une conscience plus ou moins nette de saper par leur action le temps homogène de l’histoire. La Révolution française décréta un nouveau calendrier. Le jour qui inaugure une chronologie nouvelle a le don d’intégrer le temps qui l’a précédée. Il constitue une sorte de raccourci historique (eine Art historischen Zeitraffer). C’est encore ce jour, le premier d’une chronologie, qui est évoqué et même figuré par les jours fériés qui, eux tous, sont aussi bien des jours initiaux que des jours de souvenance. Les calendriers ne comptent donc point du tout le temps à la façon des horloges. Ils sont les monuments d’une conscience historique qui, depuis environ un siècle, est devenue complètement étrangère à l’Europe. La dernière, la révolution de Juillet avait connu un accident où semblait avoir percé une telle conscience. La première journée de combat passée, il advint qu’à l’obscurité tombante la foule, en différents quartiers de la ville et en même temps, commença à s’en prendre aux horloges. Un témoin dont la clairvoyance pourrait être due au hasard des rimes écrivit :

« Qui le croirait. On dit qu’irrités contre l’heure
De nouveaux Josués, au pied de chaque tour,
Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour. »

Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire , 1940, Ecrits français


Texte précédant SUR LE CONCEPT D’HISTOIRE Texte suivant

Une introduction aux Thèses Sur le concept d’histoire


METATEXTES

Commentaires de Michael Löwy

Traduction de Maurice de Gandillac

Traduction de Michael Löwy

Texte original en allemand


Commentaires de Michael Löwy

Les classes révolutionnaires – c’est-à-dire, non seulement le prolétariat, mais tous les opprimés du passé – ont conscience de faire, de par leur action, voler en éclats la continuité historique. En fait, seule l’action révolutionnaire peut interrompre – pour un temps – le cortège triomphal des vainqueurs. Cette conscience prenait, dans les jacqueries paysannes, les révoltes hérétiques médiévales ou la guerre des paysans du XVIe siècle, la forme chiliastique ou apocalyptique de la « fin des temps » et de l’avènement du Millenium (…). Dans la grande Révolution française (…), elle se manifeste par l’introduction d’un nouveau calendrier, à partir du jour de la proclamation de la république : 1793 était l’An I de la nouvelle ère.

Le jour où un nouveau calendrier entre en vigueur, écrit Benjamin, est un historischer Zeitraffer – concept intraduisible que Missac rend, à tard, par « le rythme de l’histoire s’accélère » et Gandillac, littéralement, par « ramasseur historique du temps ». Dans sa propre traduction, Benjamin propose « une sorte de raccourci historique », qu’il explicite ainsi : le premier jour nouveau intègre tout le temps précédent. Pourquoi ? Peut-être parce que dans ce jour se trouvent « ramassés » tous les moments de révolte du passé, toute la richesse de la tradition des opprimés. C’est ce que suggère Benjamin, en observant, dans une des notices préparatoires, que dans la rupture de la continuité historique – la révolution - coïncident à la fois un nouveau commencement et la tradition. Mais l’expression historischer Zeitraffer reste énigmatique…

Les calendriers représentent, pour Benjamin, le contraire du temps vide : ils sont l’expression d’un temps historique, hétérogène, chargé de mémoire, d’actuel. Les jours fériés sont qualitativement distincts des autres : ce sont des jours de souvenir, de remémoration, qui expriment une vraie conscience historique. Ce sont, selon la version française, « aussi bien des jours initiaux que des jours de souvenance » : « l’initial » faisant ici référence à une rupture émancipatrice ou rédemptrice.

Le calendrier juif en est un exemple évident, que Benjamin avait sans doute à l’esprit au moment d’écrire ces lignes : les principaux jours fériés sont voués à la remémoration d’événements rédempteurs : la sortie d’Egypte (Pessah), la révolte des Macchabées (Hanoukkha), le sauvetage des exilés en Perse (Pourim). L’impératif du souvenir – Zakhor ! – est même un des éléments centraux du rituel de la Pâque juive : souviens-toi de tes ancêtres en Egypte, comme si tu avais été toi-même un esclave dans ces temps.

Mais on pourrait citer d’autres jours fériés profanes – comme le 14 Juillet français ou le 1er Mai des ouvriers – jours « initiaux », de fête populaire et de mémoire révolutionnaire, constamment menacés par le conformisme qui essaye de s’en emparer.

La Thèse XV poursuit la critique des deux précédentes contre la conception homogène du temps, mais elle identifie de façon plus précise cette temporalité vide : c’est celle des horloges. Il s’agit du temps purement mécanique, automatique, quantitatif, toujours égal à lui-même, des pendules : un temps réduit à l’espace.

La civilisation industrielle / capitaliste est dominée, de façon croissante depuis le XIXe siècle, par le temps de la montre, susceptible d’une mesure exacte et strictement quantitative. Les pages du Capital sont remplies d’exemples terrifiants de la tyrannie de l’horloge sur la vie des travailleurs. Dans les sociétés pré-capitalistes, le temps était chargé de significations qualitatives, qui sont progressivement remplacées, au cours du processus d’industrialisation, par le seul temps de la montre.

(…)

La conception du temps que propose Benjamin, [pour qui le temps historique ne saurait être assimilé au temps des horloges ], a ses sources dans la tradition messianique juive : pour les Hébreux, le temps n’était pas une catégorie vide, abstraite et linéaire, mais était inséparable de son contenu. Mais, d’une certaine façon, c’est l’ensemble des cultures traditionnelles, pré-capitalistes ou pré-industrielles, qui gardent, dans leur calendriers et leurs fêtes, les traces de la conscience historique du temps.

L’acte des révolutionnaires qui tiraient sur les horloges pendant la Révolution de Juillet 1830 représente, aux yeux de Benjamin, cette conscience. Mais ici ce n’est pas le calendrier qui s’affronte à la montre : c’est le temps historique de la révolution qui s’attaque au temps mécanique de la pendule. La révolution, c’est la tentative d’arrêter le temps vide grâce à l’irruption du temps qualitatif, messianique – comme Josué avait, selon l’ancien Testament, suspendu le mouvement du soleil, pour gagner le temps nécessaire à sa victoire.

Dans le Baudelaire de Benjamin, on trouve aussi une référence à Josué et à cette aspiration à arrêter la marche du temps : « Interrompre le cours du monde – c’était le désir le plus profonde de Baudelaire. Le désir de Josué ». Il s’agit d’une interruption à la fois messianique et révolutionnaire du cours catastrophique du monde. En Juillet 1830, les classes révolutionnaires – tels de « nouveaux Josués » - avaient encore la conscience que leur action « faisait voler en éclats la continuité historique » de l’oppression.

(…)

Extraits de Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, Une lecture des Thèses « Sur le concept d’histoire » de Michael Löwy

Avec l’aimable autorisation de l’auteur et des Editions de l’Eclat


Texte précédant SUR LE CONCEPT D’HISTOIRE Texte suivant

Une introduction aux Thèses Sur le concept d’histoire


Traduction de Maurice de Gandillac

Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. La Grande révolution introduisit un nouveau calendrier. Le jour qui inaugure un calendrier nouveau fonctionne comme un accélérateur historique. Et c’est au fond le même jour qui revient sans cesse sous la forme des jours de fête, qui sont des jours de commémoration. Les calendriers ne mesurent donc pas le temps comme le font les horloges. Ils sont les monuments d’une conscience historique dont toute trace semble avoir disparu en Europe depuis cent ans, et qui transparaît encore dans un épisode de la révolution de juillet. Au soir du premier jour de combat, on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges. Un témoin oculaire, qui devait peut-être sa clairvoyance au hasard de la rime, écrivit alors :

« Qui le croirait ! On dit qu’irrités contre l’heure,
De nouveaux Josués, au pied de chaque tour.
Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour. »

Œuvres III


Traduction de Michael Löwy

La conscience de faire voler en éclats le continuum de l’histoire est propre aux classes révolutionnaires dans l’instant de leur action. La grande Révolution introduisit un nouveau calendrier. Le jour avec lequel commence un nouveau calendrier fonctionne comme un ramasseur historique de temps. Et c’est au fond le même jour qui revient toujours sous la forme des jours de fête, lesquels sont des jours de remémoration. Ainsi les calendriers ne comptent pas le temps comme les horloges. Ils sont des monuments d’une conscience de l’histoire dont la moindre trace semble avoir disparu en Europe depuis cent ans. La Révolution de Juillet a comporté encore un incident où cette conscience a pu faire valoir son droit. Au soir du premier jour de combat, il s’avéra qu’en plusieurs endroits de Paris, indépendamment et au même moment, on avait tiré sur les horloges murales. Un témoin oculaire, qui doit peut-être sa divination à la rime, écrivit alors :

« Qui le croirait ? On dit qu’irrités contre l’heure
De nouveaux Josué, au pied de chaque tour,
Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour. »


Texte original en allemand

XV

Das Bewusstsein, das Kontinuum der Geschichte aufzusprengen, ist den revolutionären Klassen im Augenblick ihrer Aktion eigentümlich. Die Große Revolution führte einen neuen Kalender ein. Der Tag, mit dem ein Kalender einsetzt, fungiert als ein historischer Zeitraffer. Und es ist im Grunde genommen derselbe Tag, der in Gestalt der Feiertage, die Tage des Eingedenkens sind, immer wiederkehrt. Die Kalender zählen die Zeit also nicht wie Uhren. Sie sind Monumente eines Geschichtsbewusstseins, von dem es in Europa seit hundert Jahren nicht mehr die leisesten Spuren zu geben scheint. Noch in der Juli-Revolution hatte sich ein Zwischenfall zugetragen, in dem dieses Bewusstsein zu seinem Recht gelangte. Als der Abend des ersten Kampftages gekommen war, ergab es sich, dass an mehreren Stellen von Paris unabhängig von einander und gleichzeitig nach den Turmuhren geschossen wurde. Ein Augenzeuge, der seine Divination vielleicht dem Reim zu verdanken hat, schrieb damals :

Qui le croirait ! on dit qu’irrités contre l‘heure
De nouveaux Josués, au pied de chaque tour,
Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour.


Texte précédant SUR LE CONCEPT D’HISTOIRE Texte suivant

Une introduction aux Thèses Sur le concept d’histoire