Sur le concept d’histoire, Thèse VI
« Décrire le passé tel qu’il a été » voilà, d’après Ranke, la tâche de l’historien. C’est une définition toute chimérique. La connaissance du passé ressemblerait plutôt à l’acte par lequel à l’homme au moment d’un danger soudain se présentera un souvenir qui le sauve. Le matérialisme historique est tout attaché à capter une image du passé comme elle se présente au sujet à l’improviste et à l’instant même d’un danger suprême. Danger qui menace aussi bien les données de la tradition que les hommes auxquels elles sont destinées. Il se présente aux deux comme un seul et même : c’est-à-dire comme danger de les embaucher au service de l’oppression. Chaque époque devra, de nouveau, s’attaquer à cette rude tâche : libérer du conformisme une tradition en passe d’être violée par lui. Rappelons-nous que le messie ne vient pas seulement comme rédempteur mais comme le vainqueur de l’antéchrist. Seul un historien, pénétré qu’un ennemi victorieux ne va même pas s’arrêter devant les morts – seul cet historien-là saura attirer au cœur même des événements révolus l’étincelle d’un espoir. En attendant, et à l’heure qu’il est, l’ennemi n’a pas encore fini de triompher.
Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, 1940, Ecrits français
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METATEXTES
Traduction de Maurice de Gandillac
La thèse commence par rejeter la conception historiciste / positiviste de l’histoire, représentée par la célèbre phrase de Ranke, l’historien prussien conformiste et conservateur : la tâche de l’historien serait, tout simplement, de représenter le passé « tel qu’il a réellement été ». Le prétendu historien neutre, qui accède directement aux faits « réels », ne fait en réalité que conforter la vision des vainqueurs, les rois, papes et empereurs – objet privilégié de l’historiographie de Ranke – de toutes les époques.
Le moment de danger pour le sujet historique – c’est-à-dire, les classes opprimées (et l’historien qui a choisi leur camp) – est le moment où surgit l’image authentique du passé. Pourquoi ? Probablement parce qu’à cet instant se dissout la vision confortable et paresseuse de l’histoire comme « progrès » ininterrompu. Le danger d’une défaite actuelle aiguise la sensibilité pour les défaites précédents, suscite l’intérêt pour le combat des vaincus, encourage un regard critique sur l’histoire. Benjamin pense aussi, peut-être, à sa propre situation : n’est-ce pas le danger imminent dans lequel il se trouve en 1939-1940 (…) qui a provoqué la vision singulière, unique même, du passé qui jaillit des Thèses Sur le concept d’histoire ?
Dans l’instant du danger, quand l’image dialectique « brille comme un éclair », l’historien – ou le révolutionnaire – doit faire preuve de présence d’esprit pour saisir ce moment unique, cette occasion fugitive et précaire de sauvetage avant qu’il ne soit trop tard. Parce que, comme le souligne la version française de Benjamin, ce souvenir qui se présente au moment d’un danger soudain peut être précisément ce qui « le sauve ».
Le danger est double : transformer aussi bien l’histoire du passé – la tradition des opprimés – que le sujet historique actuel – les classes dominées, « nouveaux dépositaires » de cette tradition – en outils aux mains des classes dominantes. Arracher la tradition au conformisme qui veut s’en emparer c’est restituer à l’histoire (…) sa dimension de subversion de l’ordre établi, édulcorée, oblitérée ou niée par les historiens « officiels ». Ce n’est qu’ainsi que le partisan du matérialisme historique peut « faire briller dans le passé l’étincelle de l’espérance » - une étincelle qui peut mettre le feu aux poudres aujourd’hui.
L’historien révolutionnaire sait que la victoire de l’ennemi actuel menace même les morts (…). Or, « cet ennemi n’a pas cessé de vaincre » : le passé, du point de vue des opprimés, n’est pas une accumulation graduelle de conquêtes (…) mais plutôt une série interminable de défaites catastrophiques : écrasement du soulèvement des esclaves contre Rome, de la révolte des paysans anabaptistes au XVIe siècle, de juin 1848, de la Commune de Paris et de l’insurrection spartakiste à Berlin en 1919.
Mais il ne s’agit pas seulement du passé : dans sa propre traduction française, Benjamin écrit : « A l’heure qu’il est, l’ennemi n’a pas encore fini de triompher ». En 1940, il était « minuit dans le siècle ». Les victoires de l’ennemi étaient monumentales : défaite de l’Espagne républicaine, pacte germano-soviétique, occupation de l’Europe par le Troisième Reich.
Cet ennemi actuel, Benjamin le connaissait bien : le fascisme. Il représente, pour les opprimés, un danger suprême, le plus grand jamais encouru par eux dans l’histoire : la seconde mort des victimes du passé et le massacre de tous les adversaires du régime. La falsification, à une échelle sans précédent, du passé, et la transformation des masses populaires en instrument des classes dominantes. Bien entendu, malgré sa vocation de Cassandre et son pessimisme radical, Benjamin ne pouvait pas prévoir Auschwitz…
Or, écrit Benjamin, « le Messie ne vient pas seulement comme rédempteur, mais comme le vainqueur de l’Antéchrist ». Commentant ce passage, Tiedemann constate un étonnant paradoxe : « Nulle part ailleurs Benjamin ne parle de façon aussi directement théologique qu’ici, mais nulle part ailleurs il n’a une intention aussi matérialiste ». Il faut reconnaître dans le Messie la classe prolétarienne et dans l’Antéchrist les classes dominantes.
L’observation est pertinente, mais on pourrait ajouter, pour plus de précision : l’équivalent – le « correspondant » - profane du Messie ce sont, aujourd’hui, les noyaux de résistance antifasciste, les futures masses révolutionnaires héritières de la tradition de juin 1848 et d’avril-mai 1871. Quant à l’Antéchrist – un théologoumène chrétien que Benjamin n’hésite pas à intégrer dans son argument messianique d’inspiration explicitement juive – son homologue séculier est, sans aucun doute, le Troisième Reich hitlérien.
Dans un compte-rendu de 1938 du roman d’Anna Seghers Die Rettung – qui raconte l’histoire d’un des noyaux de résistants communistes en Allemagne nazie – Benjamin écrit : « Le Troisième Reich singe le socialisme, comme l’Antéchrist singe la promesse messianique ». Il s’était inspiré, pour esquisser ce parallèle étonnant, des écrits de son ami, le théologien protestant et socialiste révolutionnaire suisse Fritz Lieb, qui, dès 1934, avait défini le nazisme comme « antéchrist moderne ».
Extraits de Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, Une lecture des Thèses « Sur le concept d’histoire » de Michael Löwy
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et des Editions de l’Eclat
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Traduction de Maurice de Gandillac
Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. Il s’agit pour le matérialisme historique de retenir l’image du passé qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger. Ce danger menace aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires. Il est le même pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux à se faire l’instrument de la classe dominante. À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer . Car le Messie ne vient pas seulement comme rédempteur ; il vient comme vainqueur de l’Antéchrist. Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher.
Œuvres III
Articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître « tel qu’il a été effectivement », mais bien plutôt devenir maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un danger. Au matérialisme historique il appartient de retenir fermement une image du passé telle qu’elle s’impose, à l’improviste, au sujet historique à l’instant du danger. Le danger menace tout aussi bien l’existence de la tradition que ceux qui la reçoivent. Pour elle comme pour eux, il consiste à les livrer, comme instruments, à la classe dominante. A chaque époque il faut tenter d’arracher derechef la tradition au conformisme qui veut s’emparer d’elle. Le Messie ne vient pas seulement comme rédempteur ; il vient aussi comme vainqueur de l’Antéchrist. Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’échoit qu’à l’historiographe parfaitement convaincu que, devant l’ennemi, s’il vainc, mêmes les morts ne seront point en sécurité. Et cet ennemi n’a pas cessé de vaincre.
Vergangenes historisch artikulieren heißt nicht, es erkennen ´wie es denn eigentlich gewesen ist´. Es heißt, sich einer Erinnerung bemächtigen, wie sie im Augenblick einer Gefahr aufblitzt. Dem historischen Materialismus geht es darum, ein Bild der Vergangenheit festzuhalten, wie es sich im Augenblick der Gefahr dem historischen Subjekt unversehens einstellt. Die Gefahr droht sowohl dem Bestand der Tradition wie ihren Empfängern. Für beide ist sie ein und dieselbe : sich zum Werkzeug der herrschenden Klasse herzugeben. In jeder Epoche muß versucht werden, die Überlieferung von neuem dem Konformismus abzugewinnen, der im Begriff steht, sie zu überwältigen. Der Messias kommt ja nicht nur als der Erlöser ; er kommt als der Überwinder des Antichrist. Nur dem Geschichtsschreiber wohnt die Gabe bei, im Vergangenen den Funken der Hoffnung anzufachen, der davon durchdrungen ist : auch die Toten werden vor dem Feind, wenn er siegt, nicht sicher sein. Und dieser Feind hat zu siegen nicht aufgehört.
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