Sur le concept d’histoire, Thèse VIII
La tradition des opprimés nous enseigne que « l’état d’exception » dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consiste à instaurer le véritable état d’exception ; et nous consoliderons ainsi notre position dans la lutte contre le fascisme. Celui-ci garde au contraire toutes ses chances, face à des adversaires qui s’opposent à lui au nom du progrès compris comme une norme historique.
S’effarer que les événements que nous vivons soient « encore » possibles au XXe siècle, c’est marquer un étonnement qui n’a rien de philosophique. Un tel étonnement ne mène à aucune connaissance, si ce n’est à comprendre que la conception de l’histoire dont il découle n’est pas tenable.
Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, Traduction Maurice de Gandillac (Œuvres III), 1940
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Une introduction aux Thèses Sur le concept d’histoire
METATEXTE
Benjamin confronte ici deux conceptions de l’histoire – avec des implications politiques évidentes pour le présent : la confortable doctrine « progressiste », pour laquelle le progrès historique, l’évolution des sociétés vers plus de démocratie, liberté ou paix, est la norme ; et celle, qu’il appelle de ses vœux, située du point de vue de la tradition des opprimés, pour laquelle la norme, la règle de l’histoire, c’est, au contraire, l’oppression, la barbarie, la violence des vainqueurs.
Les deux conceptions réagissent de façon diamétralement opposée au fascisme. Pour la première, c’est une exception à la norme du progrès, une « régression » inexplicable, une parenthèse dans la marche en avant de l’humanité. Pour la seconde, l’expression la plus récente et la plus brutale de « l’état d’exception permanent » qui est l’histoire de l’oppression de classe. Benjamin a été sans doute influencé par les idées de Carl Schmitt dans Théologie Politique (1921) (…), notamment par son identification entre souveraineté – qu’elle soit monarchique, dictatoriale ou républicaine – et état d’exception : souverain est celui qui a le pouvoir de décision sur l’état d’exception. On retrouve ce thèse dans l’Origine du drame baroque allemand : après avoir cité Carl Schmitt, Benjamin observe, au sujet de la contre-Réforme : « Dans l’état d’exception, si celui-ci est amené par la guerre, la révolution ou d’autres catastrophes, le prince régnant est destiné d’emblée à exercer le pouvoir dictatorial ». Et il ajoute, quelques pages plus tard : « La théorie de la souveraineté, pour laquelle le cas d’exception, en développant des instances de dictature, devient un cas exemplaire, oblige quasiment l’image du souverain à s’accomplir dans le sens du tyran ». Ces observations des années 1920 étaient sans doute présentes à son esprit quand il en vint à réfléchir, en 1940, sur la nature du Troisième Reich.
Une telle vision des choses permet de situer le fascisme dans la continuité du cortège des vainqueurs, comme tête de Méduse, visage suprême et ultime de la barbarie récurrente des puissants.
(…)
L’un des atouts du fascisme c’est, souligne Benjamin, l’incompréhension que manifestent à son égard ses adversaires, inspirés par l’idéologie du progrès. Il s’agit, bien entendu, de la gauche(…).
Benjamin avait parfaitement saisi la modernité du fascisme, sa relation intime avec la société industrielle / capitaliste contemporaine. D’où sa critique envers ceux – les mêmes – qui s’étonnent que le fascisme soit « encore » possible aux XXe siècle, aveuglés par l’illusion que le progrès scientifique, industriel et technique est incompatible avec la barbarie sociale et politique. Cet étonnement n’est pas le thaumazein d’Aristote, source de tout connaissance philosophique : il ne conduit qu’à l’incompréhension du fascisme et donc à la défaite.
Il nous faut observe Benjamin dans une des notes préparatoires, une théorie de l’histoire à partir de laquelle le fascisme puisse être dévoilé (…). Seule une conception sans illusions progressistes peut rendre compte d’un phénomène comme le fascisme, profondément enraciné dans le « progrès » industriel et technique moderne, qui n’était possible, en dernière analyse, que dans le XXe siècle. La compréhension que le fascisme peut triompher dans les pays les plus « civilisés » et que le « progrès » ne le fera pas automatiquement disparaître permettra, pense Benjamin, d’améliorer notre position dans la lutte antifasciste. Une lutte dont l’objectif ultime est de produire « le véritable état d’exception », c’est-à-dire l’abolition de la domination, la société sans classes.
Extraits de Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, Une lecture des Thèses « Sur le concept d’histoire » de Michael Löwy
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et des Editions de l’Eclat
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Une introduction aux Thèses Sur le concept d’histoire
La tradition des opprimés nous enseigne que l’ « état d’exception » dans lequel nous vivons est la règle. Il nous faut en venir à une conception de l’Histoire qui corresponde à cet état. Alors nous aurons devant les yeux notre tâche, qui est de faire advenir le véritable état d’exception : et notre position face au fascisme en sera renforcée d’autant. Ce n’est pas la moindre de ses chances que ses adversaires l’affrontent au nom du progrès comme norme historique. S’étonner de ce que les choses que nous vivons soient « encore » possibles au XXe siècle, n’a rien de philosophique. Ce n’est pas un étonnement qui se situe au commencement d’une connaissance, si ce n’est la connaissance que la représentation de l’histoire qui l’engendre n’est pas tenable.
VIII
Die Tradition der Unterdrückten belehrt uns darüber, daß der ´Ausnahmezustand´, in dem wir leben, die Regel ist. Wir müssen zu einem Begriff der Geschichte kommen, der dem entspricht. Dann wird uns als unsere Aufgabe die Herbeiführung des wirklichen Ausnahmezustands vor Augen stehen ; und dadurch wird unsere Position im Kampf gegen den Faschismus sich verbessern. Dessen Chance besteht nicht zuletzt darin, daß die Gegner ihm im Namen des Fortschritts als einer historischen Norm begegnen. – Das Staunen darüber, daß die Dinge, die wir erleben, im zwanzigsten Jahrhundert ´noch´ möglich sind, ist kein philosophisches. Es steht nicht am Anfang einer Erkenntnis, es sei denn der, daß die Vorstellung von Geschichte, aus der es stammt, nicht zu halten ist.
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