Sur le concept d’histoire, THESE XI
Le conformisme dès l’origine inhérent à la social-démocratie n’affecte pas seulement sa tactique politique, mais aussi ses vues économiques. C’est là une des causes de son effondrement ultérieur. Rien n’a plus corrompu le mouvement ouvrier allemand que la conviction de nager dans le sens du courant. À ce courant qu’il croyait suivre, la pente était selon lui donnée par le développement de la technique. De là il n’y avait qu’un pas à franchir pour s’imaginer que le travail industriel, qui s’inscrit à ses yeux dans le cours du progrès technique, représente un acte politique. Chez les ouvriers allemands, la vieille éthique protestante du travail réapparut sous une forme sécularisée. Le programme de Gotha porte déjà les traces de cette confusion. Il définit le travail comme « la source de toute richesse et de toute culture ». À quoi Marx, animé d’un sombre pressentiment, objectait que celui qui ne possède d’autre bien que sa force de travail « est nécessairement l’esclave des autres hommes, qui se sont érigés […] en propriétaires ». Ce qui n’empêche pas la confusion de se répandre de plus en plus, et Josef Dietzgen d’annoncer bientôt : « Le travail est le Messie des temps modernes. Dans l’amélioration […] du travail […] réside la richesse, qui peut maintenant accomplir ce qu’aucun rédempteur n’a accompli jusqu’à présent ». Cette conception du travail, caractéristique d’un marxisme vulgaire, ne prend guère la peine de se demander en quoi les biens produits profitent aux travailleurs eux-mêmes, tant qu’ils ne peuvent en disposer. Elle n’envisage que les progrès de la maîtrise sur la nature, non les régressions de la société. Elle présente déjà les traits technocratiques qu’on rencontrera plus tard dans le fascisme. Notamment une approche de la nature qui rompt sinistrement avec les utopies socialistes d’avant 1848. Tel qu’on le conçoit à présent, le travail vise à l’exploitation de la nature, exploitation que l’on oppose avec une naïve satisfaction à celle du prolétariat. Comparées à cette conception positiviste, les fantastiques imaginations d’un Fourier, qui ont fourni matière à tant de railleries, révèlent un surprenant bon sens. Si le travail social était bien ordonné, selon Fourier, on verrait quatre Lunes éclairer la nuit terrestre, les glaces se retirer des pôles, l’eau de mer s’adoucir, les bêtes fauves se mettre au service de l’homme. Tout cela illustre une forme de travail qui, loin d’exploiter la nature, est en mesure de l’accoucher des créations virtuelles qui sommeillent en son sein. À l’idée corrompue du travail correspond l’idée complémentaire d’une nature qui, selon la formule de Dietzgen, « est offerte gratis ».
Walter Benjamin,
Sur le concept d’histoire, 1940
traduction de Maurice de Gandillac, Editions Gallimard, Œuvres III
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METATEXTES
Si, dans la Thèse X, Benjamin règle son compte surtout au conformisme stalinien, dans la Thèse XI, il s’attaque au conformisme social-démocrate. Dans les deux cas son point de départ est la volonté de comprendre les causes profondes de la défaite du mouvement ouvrier allemand devant le fascisme hitlérien.
L’idéologie du « travail » promue par la social-démocratie n’était qu’une forme sécularisée de l’éthique protestante du travail, dont les liens intimes – par affinité élective – avec l’esprit du capitalisme avaient été mis à nu par les recherches de Max Weber, bien connues de Benjamin. Cette célébration a-critique du « travail producteur de toute richesse » fait abstraction du fait que, dans le système capitaliste, le travailleur est réduit à une condition d’esclavage moderne et se trouve dépouillé, par les possédants, des richesses qu’il produit. Benjamin s’inspire à la fois de Weber et de Marx pour critiquer la posture conformiste de la social-démocratie face à la production industrielle / capitaliste.
Le culte du travail et de l’industrie est, en même temps, celui du progrès technique (…). Dans l’essai de Fuchs de 1937, il [Benjamin] insiste sur le contraste entre « l’optimisme douteux » de la social-démocratie, qui ignore l’énergie destructrice de la technique, en particulier militaire et « l’intuition fulgurante » de Marx et Engels sur l’évolution possible du capitalisme vers la barbarie.
(…)
La polémique de la Thèse XI vise donc l’illusion de nager avec le courant du développement technique – un courant censé conduire nécessairement au triomphe du socialisme « scientifique » (au sens positiviste du terme). Ce fatalisme optimiste ne pouvait que mener le mouvement ouvrier à la passivité et à l’attentisme – quand il fallait, au contraire, intervenir d’urgence, agir rapidement avant qu’il ne soit trop tard, avant la catastrophe qui se profile à l’horizon. C’est une des raisons de la débâcle de 1933.
Cette conception évolutionniste / positiviste de l’histoire « ne veut considérer que les progrès obtenus dans la domination de la nature et non la régression sociale ». On la retrouve plus tard, sous une autre forme, dans l’idéologie technocratique du fascisme. Contrairement à tant d’autres marxistes, Benjamin avait clairement perçu l’aspect moderne, techniquement « avancé » du nazisme, associant les plus grands « progrès » technologiques – notamment dans le domaine militaire – et les plus terribles régressions sociales. Ce qui était seulement suggéré dans la Thèse VIII est ici explicitement affirmé : le fascisme, malgré ses manifestations culturelles « archaïques », est une manifestation pathologique de la modernité industrielle / capitaliste, qui s’appuie sur les grands conquêtes techniques de XXe siècle. Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que pour Benjamin la modernité ne puisse pas prendre d’autres formes, ou que le progrès technique soit nécessairement néfaste.
(…)
La dernière partie de la Thèse XI est d’une extraordinaire actualité : il s’agit d’une critique radicale de l’exploitation capitaliste de la nature, et de sa glorification par le marxisme vulgaire, d’inspiration positiviste et technocratique. Dans ce domaine aussi Benjamin occupe une place singulière dans le panorama de la pensée marxiste de la première moitié du siècle. Anticipant les préoccupations écologiques de la fin du XXe siècle, il rêve d’un nouveau pacte entre les humains et leur environnement.
Benjamin s’oppose à l’idéologie « progressiste » d’un certain socialisme « scientifique » - représenté ici par le social-positiviste allemand Joseph Dietzsgen, bien oublié aujourd’hui, mais immensément populaire dans la social-démocratie allemand au tournant du siècle (…) qui réduit la nature à une matière première de l’industrie, à une marchandise « gratuite », à un objet de domination et d’exploitation illimitée. Contre cette démarche, il n’hésite pas à faire appel aux utopies des premiers socialistes – Vormärz, avant la révolution de mars 1848 – et en particulier aux rêves fantastiques de Fourier (qui seront salués avec ferveur par André Breton, dix années plus tard). Sensible à la poésie et à l’enchantement de ces rêves, Benjamin les interprète comme intuition d’un autre rapport, non destructeur, à la nature, conduisant à la fois à des nouvelles découvertes scientifiques – l’électricité pourrait être un exemple de force virtuelle « qui dort au sein de la nature » - et au rétablissement de l’harmonie perdue entre la société et l’environnement naturel.
(…)
Associant étroitement l’abolition de l’exploitation du travail humain et celle de la nature, Benjamin trouve dans le « travail passionné » des harmoniens, inspiré du « jeu des enfants », le modèle utopique d’une activité émancipée. « Faire du jeu le canon d’un travail qui n’est plus exploité », écrit-il, « est un des plus grands mérites de Fourier. Un travail dont l’âme est ainsi constituée par le jeu n’est plus orientée vers la production de valeurs mais vers une nature perfectionnée. C’est à ce prix qu’on assistera à la naissance d’un monde nouveau « où l’action est la sœur du rêve » ».
Dans le Livre des passages, le nom de Fourier est associé à celui de Bachofen, qui avait découvert dans la société matriarcale l’image ancestrale de cette réconciliation, sous forme de culte de la nature comme mère généreuse – en opposition radicale à la conception assassine de l’exploitation de la nature, dominante depuis le XIXe siècle. Dans l’harmonie idéale entre la société et la nature dont rêvait le socialiste utopique, Benjamin perçoit des réminiscences d’un paradis préhistorique perdu. C’est la raison pour laquelle, dans l’essai « Paris, capitale du XIXe siècle » (1939), il se réfère à Fourier comme exemple de la conjonction entre l’ancien et le nouveau dans une utopie qui donne une vie nouvelle aux symboles primitifs du désir.
Extraits de Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, Une lecture des Thèses « Sur le concept d’histoire » de Michael Löwy
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et des Editions de l’Eclat
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Une introduction aux Thèses Sur le concept d’histoire
La polémique devient explicite. La social-démocratie en est la cible. Mais Benjamin vise au-delà. Le premier mot lâché, le premier grief est celui du conformisme. Vice originel (Von Anfang) et secret. Il concerne aussi bien les vues économiques (dépassement pacifique du conflit) que politiques. Rien de plus corrupteur que la molle conviction de « nager dans le sens du courant ». À quoi s’oppose le vigoureux brossage de l’histoire à rebrousse-poil cher selon lui au matérialisme historique.
Le développement technique est devenu critère du progrès.
De là, on glisse inexorablement vers le culte du travail d’usine (et peut-être l’ouvriérisme qu’il légalise). C’est une version prolétarienne de l’éthique protestante du travail (die alte protestantische Werkmoral), cf. Max Weber. Éthique ressuscitée dans une version prolétarienne. Pourtant le signal vient de loin. Dès 1875, avec le fameux Programme de Gotha – dès l’origine donc – le vers était dans le fruit. Culte du travail comme source de toute richesse et de toute culture. Accent biblique aux antipodes de Marx, pour qui, des Manuscrits de 1844 à la Critique du programme de Gotha, c’est le dépassement du travail qui est le critère du progrès.
Le culte de l’État revers de celui du travail.
Cette confusion s’approfondit et s’étend chez Dietzgen, lequel enrôle au service de son productivisme ravageur jusqu’au Messie en personne ! Seul le travail serait rédempteur !
Cette vieille malédiction biblique est un scandale théorique pour Walter Benjamin.
Elle traduit une conception du travail caractéristique d’un « marxisme vulgaire » qui déborde largement le cas de la social-démocratie. Car elle élude la question du fétichisme et de l’aliénation. Comme le « communisme grossier », le marxisme vulgaire, obnubilé par le travail et l’accumulation, perd le point de vue de la qualité : « comment les produits de ce travail servent au travailleur » ? Il ne mesure pas le rapport entre progrès de la maîtrise de la nature et les régressions (Rückschmitte) de la société (rapport Natur/Gesellschaft). Cet aveuglement annonce les traits de la technocratie, réalisés ultérieurement par le fascisme.
Cette conception de la Nature objectale rompt avec la nature humanisée des socialistes utopiques prémarxistes (d’avant 1848). Le travail vise à l’exploitation de la Nature. Il perpétue ce faisant l’exploitation, qu’avec une naïve suffisance on croit pouvoir opposer à celle du prolétariat.
La guerre idéologique continue. Benjamin oppose à nouveau, à ces « conceptions positivistes » les fantastiques imaginations de Charles Fourier. Fourier, c’est « l’attraction passionnée » : « Une des erreurs de la politique civilisée est de compter pour rien le plaisir, ignorer qu’il doit entrer pour moitié dans toute spéculation sur le bonheur social. C’est la morale qui fausse ainsi les esprits sur ce point […] spéculant sur l’utile sans y joindre l’agréable ».
Annonce l’ordre sociétaire qui n’admet ni modération ni égalité, « mais veut des passions ardentes et raffinées ». Il parle aussi de « défiler en orages, en nuées qui s’entrechoquent ! C’est chose inconnue en civilisation, où l’on n’a jamais perfectionné les évolutions en ligne courbe […] comme l’orage, la fourmilière, le serpentage, les vagues brisées, etc. Les enfants harmoniens excelleront dans toutes ces manœuvres ».
Benjamin évoque toutes ces créations virtuelles de l’imagination, dont la réconciliation avec une nature humanisée est une humanité naturalisée. Cela illustre un travail qui, loin de piller (auszubeuten) la Nature, soit en mesure de réveiller les créations virtuelles qui dorment en elle.
Ici, l’imagination esthétique et poétique s’oppose à l’imaginaire pauvre de la technocratie. Complémentarité entre une idée corrompue du travail, à laquelle répond la nature de Dietzgen, qui s’offre vulgairement gratis, corvéable à merci. Mise en garde philosophique et écologiste profondément fidèle à Marx.
Dès l’origine vice secret de la social-démocratie, le conformisme n’affecte pas sa seule tactique politique, mais aussi bien ses vues économiques. Rien ne fut plus corrupteur pour le mouvement ouvrier allemand que la conviction de nager dans le sens du courant, le sens où il croyait nager. De là il n’y avait qu’un pas à franchir pour s’imaginer que le travail industriel, situé dans la marche du progrès technique, représentait une performance politique. Avec les ouvriers allemands, sous une forme sécularisée, la vieille éthique protestante du travail célébrait sa résurrection. Le programme de Gotha porte déjà les trace de cette confusion. Il définit le travail comme « la source de toute richesse et de toute culture ». A quoi Marx, pressentant le pire, objectait que l’homme qui ne possède que sa force de travail ne peut être que « l’esclave d’autres hommes (….) qui se sont faits propriétaires ». Cependant, la confusion se répand de plus en plus et bientôt Josef Dietzgen annonce : « Le travail est le Sauveur du monde moderne. Dans (…) l’amélioration du travail (…) réside la richesse, qui peut maintenant apporter ce que n’a réussi jusqu’à présent aucun rédempteur. » Cette conception du travail, caractéristique d’un marxisme vulgaire, ne s’attarde guère à la question de savoir comment les produits de ce travail servent aux travailleurs eux-mêmes aussi longtemps qu’ils ne peuvent en disposer. Il ne veut envisager que les progrès de la maîtrise sur la nature, non les régressions de la société. Il préfigure déjà les traits de cette technocratie qu’on rencontrera plus tard dans le fascisme. Notamment une notion de nature qui rompt de façon sinistre avec celle des utopies socialistes d’avant 1848. Tel qu’on le conçoit à présent ; le travail vise à l’exploitation de la nature, exploitation qu’avec une naïve suffisance l’on oppose à celle du prolétariat. Comparées à cette conception positiviste, les fantastiques imaginations de Fourier, qui ont fourni matière à tant de railleries, révèlent un surprenant bon sens. Pour lui, l’effet du travail social bien ordonné devrait être que quatre Lunes éclairent la nuit de la Terre, que la glace se retire des pôles, que l’eau de mer cesse d’être salée et que les bêtes fauves se mettent au service de l’être humain. Tout cela illustre un travail qui, bien loin d’exploiter la nature, est en mesure de faire naître d’elle les créations virtuelles qui sommeillent en son sein. A l’idée corrompue du travail correspond l’idée complémentaire d’une nature qui, selon la formule de dietzgen, « est là gratis ».
XI
Der Konformismus, dem von Anfang an in der Sozialdemokratie heimisch gewesen ist, haftet nicht nur an ihrer politischen Taktik, sondern auch an ihren ökonomischen Vorstellungen. Er ist eine Ursache des späteren Zusammenbruchs. Es gibt nichts, was die deutsche Arbeiterschaft in dem Grade korrumpiert hat wie die Meinung, sie schwimme mit dem Strom. Die technische Entwicklung galt ihr als das Gefälle des Stromes, mit dem sie zu schwimmen meinte. Von da war es nur ein Schritt zu der Illusion, die Fabrikarbeit, die im Zuge des technischen Fortschritts gelegen sei, stelle eine politische Leistung dar. Die alte protestantische Werkmoral feierte in säkularisierter Gestalt bei den deutschen Arbeitern ihre Auferstehung. Das Gothaer Programm trägt bereits Spuren dieser Verwirrung an sich. Es definiert die Arbeit als »die Quelle alles Reichtums und aller Kultur« . Böses ahnend, entgegnete Marx darauf, daß der Mensch, der kein anderes Eigentum besitze als seine Arbeitskraft, »der Sklave der andern Menschen sein muß, die sich zu Eigentümern … gemacht haben« . Unbeschadet dessen greift die Konfusion weiter um sich, und bald darauf verkündet Josef Dietzgen : »Arbeit heißt der Heiland der neueren Zeit . . . In der . . . Verbesserung … der Arbeit … besteht der Reichtum, der jetzt vollbringen kann, was bisher kein Erlöser vollbracht hat.« Dieser vulgär-marxistische Begriff von dem, was die Arbeit ist, hält sich bei der Frage nicht lange auf, wie ihr Produkt den Arbeitern selber anschlägt, solange sie nicht darüber verfügen können. Er will nur die Fortschritte der Naturbeherrschung, nicht die Rückschritte der Gesellschaft wahr haben. Er weist schon die technokratischen Züge auf, die später im Faschismus begegnen werden. Zu diesen gehört ein Begriff der Natur, der sich auf unheilverkündende Art von dem in den sozialistischen Utopien des Vormärz abhebt. Die Arbeit, wie sie nunmehr verstanden wird, läuft auf die Ausbeutung der Natur hinaus, welche man mit naiver Genugtuung der Ausbeutung des Proletariats gegenüber stellt. Mit dieser positivistischen Konzeption verglichen erweisen die Phantastereien, die so viel Stoff zur Verspottung eines Fourier gegeben haben, ihren überraschend gesunden Sinn. Nach Fourier sollte die wohlbeschaffene gesellschaftliche Arbeit zur Folge haben, daß vier Monde die irdische Nacht erleuchteten, daß das Eis sich von den Polen zurückziehen, daß das Meerwasser nicht mehr salzig schmecke und die Raubtiere in den Dienst des Menschen träten. Das alles illustriert eine Arbeit, die, weit entfernt die Natur auszubeuten, von den Schöpfungen sie zu entbinden imstande ist, die als mögliche in ihrem Schoße schlummern. Zu dem korrumpierten Begriff von Arbeit gehört als sein Komplement die Natur, welche, wie Dietzgen sich ausgedrückt hat, »gratis da ist« .
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