Construire une route Grands projets inutiles
Construire une route, c’est tellement plus simple que réfléchir à ce dont un pays a vraiment besoin. Un marais sans route est apparemment aussi dénué de sens, pour un écologiste nominal, que l’était un marais sans digue pour les constructeurs d’empires. La solitude, seule ressource naturelle non encore douée d’alphabet, n’est précieuse qu’aux yeux des ornithologues et des grues.
Gloire aux pigeons disparus
Nos grands-pères étaient moins bien logés, moins bien nourris, moins bien habillés que nous. Les efforts par lesquels ils améliorèrent leurs conditions sont ceux-là mêmes qui nous ont privés de pigeons migrateurs. Si nous sommes en deuil, c’est peut-être que nous ne sommes pas sûrs, dans nos cœurs, d’avoir gagné au change. Les accessoires industriels nous apportent plus de confort que ne le faisaient les pigeons migrateurs, mais contribuent-ils autant qu’eux à la gloire du printemps ?
Deux dangers spirituels guettent ceux qui ne possèdent pas de ferme. L’un est le danger de croire que le petit déjeuner vient de l’épicerie, et l’autre que la chaleur vient du chauffage central.
Pour éviter le premier danger, on peut faire pousser un potager, de préférence là où il n’y a pas d’épicier, ce qui pourrait prêter à confusion.
Pour éviter le second danger, il faut déposer une buche de bon chêne dans le foyer, de préférence à l’écart d’un chauffage, et se réchauffer les os pendant qu’un blizzard de février secoue les arbres au dehors. Si l’on a soi-même coupé, déplacé, fendu et empilé son propre bois, et laissé son esprit travailler pendant ce temps, on se rappellera bien davantage d’où vient la chaleur, avec une richesse de détails ignorée de ceux qui passent le week end en ville à côté d’un radiateur.
Aldo Leopold
Almanach d’un comté des sables
Ed Aubier
1949
Traduction V. Rennert
METATEXTES
Préface par Jean-Marie Le Clezio
Texte original
There are two spiritual dangers in not owning a farm. One is the danger of supposing that breakfast comes from the grocery, and the other that heat comes from a furnace.
To avoid the first danger, one should plant a garden, preferably where there is no grocer to confuse the issue.
To avoid the second, he should lay a split of good oak on the andirons, preferably where there is no furnace, and let it warm his shins while a February blizzard tosses the trees outside. If one has cut, split, hauled, and piled his own good oak, and let his mind work the while, he will remember much about where the heat comes rom, and with a wealth of detail denied to those who spend the weekend in town a stride a radiator.
Aldo Leopold
A Sand County Almanac
(1949)