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COLONIALISME ET DÉMOCRATIE

vendredi 10 septembre 2021

Dans Le péché du XXe siècle, Domenico Losurdo interroge comment la question coloniale est régulièrement évacuée du débat sur la démocratie, alors qu’il souligne justement comment l’accroissement des droits des citoyens dans la mise en place des démocraties, aux Etats-Unis comme en Europe, va de pair avec l’asservissement d’une partie de la population.


TOTALITARISME OU IMPÉRIALISME

Le rapprochement nazisme-communisme fait disparaître le colonialisme, qui auparavant, chez des auteurs très divers, constituait le point de référence privilégié pour la compréhension du Troisième Reich.


LE PARADOXE DE L’OCCIDENT

L’histoire de l’Occident se trouve en face d’un paradoxe, que l’on peut comprendre à partir de l’histoire de son pays-guide actuel : la démocratie dans la sphère de la communauté blanche s’est développée en même temps que les rapports de réduction en esclavage des noirs et de déportation des indiens. Pendant trente-deux des trente-six premières années de vie des Etats-Unis, ce sont des propriétaires d’esclaves qui détiennent la présidente, et ceux qui élaborent la Déclaration d’Indépendance et la Constitution sont aussi propriétaires d’esclaves. Sans l’esclavage (et la ségrégation raciale qui s’ensuit) on ne peut rien comprendre à la « liberté américaine » ; les deux grandissent ensemble, l’un soutenant l’autre. Si l’« institution particulière » assure déjà le contrôle inébranlable des classes « dangereuses » sur les lieux de production, la frontière mobile et l’expansion progressive à l’Ouest désamorcent le conflit social en transformant un prolétariat potentiel en une classe de propriétaires terriens, mais aux dépens de populations condamnées à être repoussées ou balayées.

Après le baptême de la guerre d’indépendance, la démocratie américaine connaît un développement ultérieur, dans les années trente du dix-neuvième siècle, avec la présidence Jackson : la suppression presque totale des discriminations censitaires à l’intérieur de la communauté blanche va de pair avec l’impulsion vigoureuse donnée à la déportation des indiens et avec la montée d’un climat de ressentiment et de violence à l’égard des noirs.

(…)

A propos de ce paradoxe qui caractérise l’histoire de leur pays, des spécialistes américains éminents ont parlé de Herrenvolk democracy, c’est-à-dire une démocratie qui ne vaut que pour le « peuple des seigneurs », (pour utiliser le langage que chérira plus tard Hitler). La nette ligne de démarcation, entre blancs d’une part, noirs et peaux-rouges de l’autre, favorise le développement de rapports d’égalité à l’intérieur de la communauté blanche. Les membres d’une aristocratie de classe ou de couleur tendent à s’autocélébrer comme des « pairs » ; la nette inégalité imposée aux exclus est l’autre face du rapport de parité qui s’instaure entre ceux qui jouissent du pouvoir d’exclure les « inférieurs ».

La catégorie de Herrenvolk democracy peut aussi être utilisée pour expliquer l’histoire de l’Occident dans son ensemble. Entre la fin du dix-neuvième et le début du vingtième siècle, l’extension du suffrage en Europe va de pair avec le processus de colonisation et avec l’imposition des rapports de travail servile et semi-servile aux populations assujetties ; le gouvernement de la loi dans la métropole s’intrique étroitement à la violence et à l’arbitraire bureaucratique et policier et avec l’état de siège dans les colonies. C’est en dernière analyse le même phénomène que celui que l’on constate dans l’histoire des USA, il est seulement moins évident dans le cas de l’Europe du fait que les populations coloniales, au lieu de résider dans la métropole, sont séparées de celle-ci par l’océan.


GUERRES OU CONFLITS

A vouloir passer ainsi par-dessus le conflit entre les grandes puissances qui conduira plus tard à la Première Guerre mondiale, cette célébration implique un refoulement monstrueux : les expéditions des grands puissances dans les colonies ne sont pas considérées comme des guerres. Il s’agit de conflits au cours desquels, s’il y a « peu de morts européens », toutefois « y ont perdu la vie des centaines de milliers d’hommes appartenant aux peuples que les européens oppriment. »


QUELLE LÉGALITÉ ?

L’assujettissement des peuples coloniaux ne peut rencontrer d’obstacle ni du fait de remords sentimentaux, ni du fait de considérations juridiques abstraites : les races fortes et civilisées ne peuvent être rendues « esclaves d’une légalité formelle ». Tel dirigeant social-démocrate qui théorise une légalité substantielle supérieure, à partir de la philosophie de l’histoire chère à la tradition coloniale, est justement celui qui ensuite exprime toute son horreur pour le manque de respect des règles du jeu dans la Révolution d’octobre.

Celle-ci représente un tournant radical par rapport à une tradition idéologique et politique dans la sphère de laquelle arrogance coloniale et préjugé racial constituent une donnée évidente et reconnue. Dans ces conditions, l’appel à la lutte d’émancipation adressé aux esclaves des colonies et aux « barbares » présents dans la métropole capitaliste elle-même, ne peut qu’apparaître comme une menace mortelle à la fois pour la race blanche, pour l’Occident et pour la civilisation en tant que telle.


DE LA GÉNÉRALISATION DES SANCTIONS

Nous sommes en face d’une version post-moderne du camp de concentration. Dans une époque de globalisation, il n’est plus besoin de déporter un peuple : il suffit de bloquer l’afflux de nourriture et de médicaments, d’autant plus si ensuite, avec quelques bombardements « intelligents », on réussit à détruire les aqueducs, les canalisations et les infrastructures sanitaires, comme précisément il est advenu en Irak. Que dira l’historien du futur de cette « famine provoquée », de cette condamnation à mort collective, prononcée non pas au cours d’une impitoyable guerre civile ou bien d’une dramatique lutte pour la vie et pour la mort entre les grandes puissances, mais bien durant une période « pacifique », sans même la justification de la guerre froide ?

Domenico Losurdo, Le péché du XXe siècle, traduction Jean-Michel Goux, Editions Aden 2007


Domenico Losurdo

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