La capacité humaine à la cruauté est sans limites. Peut-être capacité n’est-il pas le bon mot, car il suggère une énergie active, et, dans ce cas précis, une telle énergie n’est pas sans limites. L’indifférence humaine envers la cruauté est sans limites. De même que le sont les luttes contre une telle indifférence.
Toutes les tyrannies impliquent des cruautés institutionnalisées. Comparer une tyrannie à une autre est alors inutile parce qu’à partir d’un certain point, les douleurs sont incomparables.
Les tyrannies ne sont pas seulement cruelles, elles font de la cruauté un exemple, encourageant ainsi l’aptitude à la cruauté et l’indifférence parmi les tyrannisés.
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Aujourd’hui, ce qui caractérise la tyrannie, quel que soit le pays, c’est qu’elle est sans visage. Il n’y a ni Fürher, ni Staline, ni Cortés. Ses mécanismes varient selon les continents et l’histoire locale, mais son schéma général reste le même, un schéma circulaire.
Le fossé qui sépare pauvres et relativement riches devient abyssal. Les contraintes et les recommandations traditionnelles volent en éclats. Le consumérisme consume tout questionnement. Le passé devient obsolète. En conséquence, les gens perdent leur individualité, leur sens de l’identité, et donc cherchent et trouvent un ennemi de manière à se définir eux-mêmes. L’ennemi – quelle que soit son appartenance religieuse ou ethnique – on le trouve toujours parmi les pauvres. C’est là où le schéma circulaire est vicieux.
Le système économique produit, en même temps que de la richesse, de plus en plus de pauvreté, de plus en plus de familles sans logis, tandis qu’au même moment il promeut politiquement des idéologies qui articulent et justifient l’exclusion et l’élimination finale des hordes de pauvres.
Ce nouveau cercle politico-économique encourage aujourd’hui l’éternelle capacité humaine à la cruauté et fait disparaître l’imagination humaine.
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Cependant ce contre quoi l’on s’élève et met en garde continue de façon effrénée et implacable. Continue inexorablement. Dans un silence coupable et incessant. Comme si personne n’avait écrit un seul mot. Alors on s’interroge : les mots comptent-ils ? Et il faut parfois revenir à cette réponse : les mots sont comme des cailloux glissés dans les poches des prisonniers ligotés avant d’être jetés dans une rivière.
Analysons : chaque protestation politique fondamentale est un appel à une justice absente, et s’accompagne de l’espoir que dans le futur cette justice sera établie ; cet espoir, cependant, n’est pas la raison première de la protestation. On proteste parce que ne pas protester serait trop humiliant, top rabaissant, trop mortifère. On proteste (en construisant une barricade, en prenant les armes, en faisant la grève de la faim, en se tenant par les bras, en criant, en écrivant) afin de sauver le moment présent, quoi que l’avenir réserve.
Protester, c’est refuser d’être réduit à rien et forcé au silence. Au moment même où une protestation a lieu, si elle a lieu, alors il y a une petite victoire. Le moment, bien que passé comme tout moment, acquiert un caractère indélébile. Il passe, mais il a été imprimé. Une protestation n’est pas seulement un sacrifice accompli en vue d’une alternative, d’un futur plus juste ; c’est une rédemption inconséquente du présent. Le problème est comment continuer à vivre avec l’adjectif inconséquent.
Il y a deux sortes de narration. Celle qui traite de l’invisible et du caché, et celle qui expose et révèle. Ce que j’appelle – avec le sens très particulier et physique que je donne à ces termes – la catégorie introvertie et la catégorie extravertie. Laquelle de ces deux narrations est plus adaptée, plus incisive pour raconter le monde d’aujourd’hui ? La première, je crois.
Parce que ces histoires restent inachevées. Parce qu’elles impliquent le partage. Parce que lorsqu’elles parlent d’un corps, elles se réfèrent autant au corps collectif qu’au corps individuel. Parce que pour elles, le mystère n’est pas quelque chose à résoudre mais à porter. Parce que, bien qu’elles puissent traiter de la violence soudaine ou de la perte ou de la colère, elles voient loin. Et surtout, parce que leurs protagonistes ne sont pas des acteurs mais des survivants.
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Il y a deux formes de continuité : celle officielle des institutions et celle non reconnue de la clandestinité.
Accepter l’inconnu. Il n’y a pas de personnages secondaires. Tous partagent le même ciel. Tous sont de la même envergure. Dans une histoire donnée, certains prennent simplement plus d’espace.
Ecrire avec une jointure qui saigne. Ce sang souligne certains mots.
Chaque histoire raconte un accomplissement, sinon il n’y a pas d’histoire.
Les pauvres usent de toutes les ruses mais ne se déguisent jamais. Les riches se déguisent généralement jusqu’à leur mort. Un de leurs déguisements les plus fréquents est le Succès. De l’accomplissement, il n’y a souvent rien à montrer si ce n’est un regard de reconnaissance partagé.
Les espoirs qui viennent du fond du cœur, jadis illustrés dans les histoires triomphantes de Hollywood, sont désormais obsolètes et appartiennent à une autre époque. L’espoir se passe en contrebande de main en main et d’histoire en histoire.
John Berger
Le carnet de Bento
Traduction Pascal Arnaud
Editions de l’Olivier, 2012
METATEXTE
Sur John Berger
John Berger lit un extrait de Bento’s sketchbook