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GRANDEURS MORALES ET INTELLECTUELLES EN TEMPS DE GUERRE

vendredi 2 septembre 2022

Briser la confiance. C’est ainsi, souvent, que s’expriment les protagonistes qui veulent lutter contre un ennemi, qu’il s’agisse d’une personne, lanceur d’alerte, scientifique, journaliste ou chef d’état, d’une idéologie, d’un groupe ou d’un parti.

Campagnes de diffamation, travers montés en épingles, procès sans jugement, tout est bon pour « abattre » l’image de la personne, du groupe ou de la pensée dans la presse. L’information, l’histoire, sont également embauchées au service des propagandes.

Pour voir combien ces attaques font partie intégrante de stratégies guerrières, on peut se reporter au traité De la guerre de Clausewitz, écrit au début du XIXe siècle, après les guerres napoléoniennes et la campagne de Russie, dont quelques extraits sont présentés ici.

Sur la théorie de la guerre

Difficultés que rencontre la théorie dès qu’il s’agit de grandeurs morales et intellectuelles

Difficulté capitale d’une théorie de la guerre

La critique


Difficultés que rencontre la théorie dès qu’il s’agit de grandeurs morales et intellectuelles

Dès qu’elle aborde le domaine des grandeurs intellectuelles et morales, toute théorie devient infiniment plus difficile. La peinture et l’architecture savent exactement à quoi s’en tenir tant qu’elles n’ont à faire qu’à la matière de leur art ; nul désaccord non plus au sujet de la construction mécanique ou optique. Mais dès qu’on envisage les effets que leurs créations exercent sur l’esprit, dès qu’il s’agit de produire des impression ou des sentiments moraux ou intellectuels, tout le complexe des règles et des lois se dilue en idées vagues.

La médecine s’occupe essentiellement des phénomènes physiques ; elle a à faire à l’organisme animal qui, soumis à d’éternelles transformations, n’est jamais le même à deux moments différents ; c’est ce qui rend sa tâche si difficile et place le jugement du médecin au-dessus de son savoir ; mais le cas devient bien plus difficile encore lorsque intervient aussi un élément moral, et combien plus grande est l’estime qu’on témoigne au médecin de l’âme !

Les grandeurs morales et intellectuelles ne sauraient être exclues de la guerre

Cependant, l’activité belliqueuse n’est jamais dirigée contre la seule matière, elle l’est toujours en même temps contre la force morale et intellectuelle qui anime cette matière, et il est impossible de séparer l’une de l’autre.

Mais les grandeurs morales et intellectuelles ne sont perceptibles que par l’oeil intérieur, qui est différent chez tous les individus et se modifie selon le moment dans une même personne.

Comme le danger est en guerre l’élément général dans lequel se meut toute chose, c’est essentiellement le courage, le sentiment de notre propre force, qui modifie notre jugement. C’est en quelque sorte la lentille cristalline que traversent les notions avant d’atteindre l’intelligence.

Cependant il est hors de doute que la simple expérience de ces choses leur confère une certaine valeur objective.

Chacun connaît l’effet moral de l’assaut, de l’attaque de flanc ou sur les arrières ; le courage de l’adversaire baisse dans l’esprit de chacun dès qu’il a tourné le dos, et que l’on se hasarde à tout autre chose, selon qu’on est ou non celui qui poursuit l’autre. Chacun évalue l’adversaire d’après le renom de ses talents, son âge et son expérience, et se conforme à cette estimation. Chacun scrute l’état d’esprit et le moral de ses troupes et ceux de l’ennemi. Toutes ces répercussions et bien d’autres qui relèvent du domaine moral de la nature humaine, se sont révélées au cours de l’expérience ; elles n’ont cessé de se répéter, et cela nous autorise à les considérer comme des grandeurs réelles dans leur genre. Et que peut valoir une théorie qui négligerait de s’y arrêter ?

Sans doute l’expérience est-elle le certificat d’origine de ces vérités. Mais aucune théorie, aucun général ne doit se laisser aller à des subtilités psychologiques et philosophiques.


Difficulté capitale d’une théorie de la guerre

Pour discerner clairement la difficulté que représente l’élaboration d’une théorie de la guerre, pour pouvoir en déduire le caractère qu’elle doit avoir, il faut considérer de plus près les particularités essentielles inhérentes à la nature de l’activité guerrière.

Première particularité : les forces morales et leurs effets
(le sentiment d’hostilité)

La première de ces particularités consiste dans les forces morales et leurs répercussions.

A l’origine, tout combat est l’extériorisation de sentiments hostiles ; il est vrai que dans les grands combats que nous appelons guerre, le sentiment hostile se réduit souvent à une intention hostile qui, chez l’individu tout au moins, ne s’accompagne pas d’un sentiment d’hostilité envers un autre individu. Cependant la guerre n’a jamais lieu sans que s’y mêle un mouvement de ce genre. La haine nationale, dont nos guerres sont rarement exemptes, remplace à un degré plus ou moins fort la haine de l’individu pour un autre. Mais quand cette haine nationale fait également défaut, et que l’acharnement n’existe pas à l’origine, le sentiment hostile s’allume à la faveur du combat lui-même, car une violence exercée contre nous par ordre supérieur nous incite à la revanche, à la vengeance, contre celui qui agit plus encore que contre le pouvoir supérieur qui lui ordonne d’agir. En théorie, on est très habité à considérer le combat comme une estimation abstraite des forces où le sentiment n’a aucune part ; c’est une des innombrables erreurs que les théories commettent intentionnellement, parce qu’elles n’en voient pas les conséquences.

En plus de ces mouvements affectifs fondés sur la nature du combat lui-même, il y en a d’autres, comme l’ambition, l’esprit de domination, les enthousiasmes en tout genre, etc. qui n’en font pas essentiellement partie mais qui s’y mêlent en raison de leur parenté.

Le sentiment du danger. (Le courage)

Enfin, le combat engendre un élément de danger où toutes les activités de la guerre doivent se maintenir et évoluer comme l’oiseau dans les airs et le poisson dans l’eau. Cependant, les effets du danger se répercutent tous sur la sensibilité, soit directement, de manière instinctive, soit à travers l’intelligence. Dans le premier cas, ces effets se traduiraient par le désir d’éviter le danger, et si ce n’est pas possible, par la crainte, la peur. Si cet effet ne se produit pas, c’est alors le courage qui fait équilibre à cet instinct. Mais le courage n’est pas une démarche de l’intelligence, c’est un sentiment, tout comme la crainte ; celui-ci relève de la préservation morale, celle-ci de la préservation physique. Le courage est un instinct plus noble. C’est justement pour cela qu’on ne peut l’utiliser comme un instrument inerte dont les effets s’exerceraient dans une mesure strictement prescrite. Le courage n’est donc pas un pur et simple contrepoids du danger destiné à neutraliser les effets de celui-ci, mais une grandeur spécifique.


La critique

Il faut faire la distinction entre le récit critique et la simple narration d’un événement historique, pure juxtaposition de faits qui, au meilleur des cas, concernent ses connexions causales les plus immédiates.

Cette critique peut donner lieu à trois activités différentes de l’esprit.

Premièrement, la détection et la constatation historique proprement dite, qui n’a rien de commun avec la théorie.

Deuxièmement, la déduction de l’effet en remontant à ses causes. C’est la véritable recherche critique ; elle est indispensable à la théorie car de tout ce qui, en théorie, doit être établi, étayé ou seulement expliqué par l’expérience, on ne peut venir à bout que de cette manière.

Troisièmement, la mise à l’épreuve des moyens employés. C’est la critique proprement dite, laquelle contient autant d’éloge que de blâme. Ici, c’est la théorie qui rend des services à l’histoire ou plutôt à l’enseignement qu’il convient d’en tirer.

Dans ces deux dernières parties de l’étude vraiment critique de l’histoire, il faut avant tout aller au fond des choses, remonter à leur premier élément, c’est-à-dire à des vérités indubitables, sans s’arrêter à mi-chemin comme il arrive si souvent, c’est-à-dire à une position ou supposition arbitraire.

En ce qui concerne l’explication des effets par leurs causes, elle se heurte souvent à une difficulté extérieure insurmontable, l’ignorance où nous sommes des véritables causes. En aucune circonstance de la vie cette ignorance n’est aussi fréquente qu’à la guerre où les événements et surtout leurs motifs sont rarement tout à fait connus, tantôt les hommes qui les déclenchèrent les dissimulaient volontairement, tantôt leur caractère très éphémère et fortuit fait qu’ils sont perdus pour l’histoire. Aussi le récit critique doit-il la plupart du temps aller de pair avec l’investigation historique ; malgré tout, la disparité qui subsiste souvent entre la cause et l’effet ne peut permettre de considérer les effets comme des conséquences nécessaires des causes connues. Il se produit donc des lacunes inévitables, c’est-à-dire des résultats historiques inutilisables pour l’instruction.

Tout ce que la théorie est en droit d’exiger, c’est que l’investigation soit menée avec rigueur jusqu’à cette lacune, et qu’à partir de là elle abandonne toute déduction. Le véritable mal ne se produit que lorsqu’on veut à tout prix que le connu suffise à expliquer les effets qu’on lui attribue, par conséquent une fausse importance.

L’examen critique se heurte à une autre difficulté considérable, qui lui est inhérente ; c’est que dans la guerre, les effets découlent rarement d’une seule cause simple, mais d’un complexe de plusieurs causes et qu’il ne suffit pas de faire preuve d’impartialité et de bonne foi en remontant tout le cours des événements jusqu’à leur source mais qu’il importe aussi d’assigner leur place à chacune des causes existantes. Cela nous amène à examiner de plus près leur nature, de sorte que l’examen critique peut nous conduire à ce qui appartient à la théorie proprement dite.


Carl Von Clausewitz
, De la guerre, 1827, traduction de Denis Naville, Les éditions de Minuit


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