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LA DOUBLE NATURE DU TRAVAIL

dimanche 10 avril 2016

Dans Crack capitalism, John Holloway article sa théorie autour d’une notion empruntée à Marx, et revisitée, la double nature du travail, ou plutôt il « désarticule » les relations de l’homme avec le travail, en montrant comment la valeur positive et la valeur négative sont imbriquées dans cette notion et comment elles peuvent être dissociées.

Nous avons réellement besoin de deux mots différents pour les deux formes du faire. En anglais, le mot labour indique un faire qui est désagréable ou soumis à une contrainte ou à une détermination extérieure*. Trouver un mot adéquat pour nommer une activité qui est autodéterminée, ou du moins qui s’efforce d’être autodéterminée, est plus difficile, si bien que nous retiendrons « faire » (« doing ») comme terme général pour désigner une activité qui n’est pas nécessairement soumise à une détermination étrangère, une activité qui est potentiellement autodéterminée**.

L’essence de nos brèches peut être reformulée : « Nous ne travaillerons pas sous le commandement du capital, nous ferons ce que nous considérerons comme nécessaire ou désirable. » La brèche est la révolte du faire contre le travail.

La question centrale ne réside pas dans les termes que nous utilisons, mais dans la distinction entre les deux aspects de l’activité humaine et le rapport entre elles. L’argument qui doit être développé ici est que la relation entre les deux aspects du travail (ou du faire) est une relation de non-identité, d’inadaptation, d’antagonisme vivant : il y a un antagonisme vivant perpétuel entre le travail abstrait et le faire concret. Ce point est central dans l’argumentation de ce livre et va à l’encontre du poids écrasant de la tradition qui, comme nous le verrons plus tard, considère cette relation comme non problématique. Il repose, d’un côté, sur l’expérience de la révolte constante de l’activité humaine contre les contraintes du travail abstrait, la tension constante entre notre pouvoir-de-faire et la façon dont ce pouvoir est désagrégé par la domination de la valeur (la loi du temps de travail socialement nécessaire). D’un autre côté, ce point repose sur la compréhension de la relation dialectique entre forme et contenu, que ce soit chez Marx ou dans la vie. Dire que quelque chose existe dans la forme de quelque chose d’autre signifie qu’il existe dans cette forme, mais qu’il n’est pas contenu en elle sans un reste : il déborde la forme ou il existe dans-contre-et-au-delà de la forme. Présumer que le faire concret existe simplement dans la forme du travail abstrait est à la fois nier cette relation dialectique et fermer nos yeux devant l’antagonisme présent dans l’expérience quotidienne.

Extraits de
Crack capitalism, de John Holloway, Editions Libertalia


Notes


* Engels ajoute une observation pénétrante dans une note de bas de page au Capital lorsqu’il écrit : « La langue anglaise a l’avantage de posséder différents mots pour traduire les deux aspects du travail pris ici en considération. Le travail qui crée la valeur d’usage et compte qualitativement est work, comme se distinguant de labour ; le travail qui crée la valeur et compte quantitativement est labour, comme se distinguant de work. » Afin d’accentuer cette distinction encore plus fortement, je préfère employer doing (« le faire ») à la place de work, qui porte encore en lui une résonance désagréable liée au terme labour (« le travail »).

** Chris Arthur consacre une partie très utile dans le premier chapitre de Dialectics of Labour (1986) à un examen de l’utilisation de labour par le jeune Marx. Il conclut que « dans de tels textes comme les Manuscrits de 1844 et L’Idéologie allemande (1846-1847), Marx restreint le terme à l’activité productive qui continue d’être sous la domination de la propriété privée. Ce n’est pas le terme qu’il emploie quand il veut thématiser cette activité qui est au fondement ontologique universel de la vie sociale. Il s’applique encore moins à la future activité libre et non aliénée ». Il cite Marx (Manuscrits de 1844) : « Au sein des relations de la propriété privée, la production de l’activité humaine se trouve renfermée de façon latente comme travail (« labour ») – c’est-à-dire comme une activité complètement étrangère à elle-même, à l’homme et à la nature. » Arthur fait remarquer qu’au moment où Marx écrivait Le Capital, il utilisait le mot Arbeit (« travail ») dans le sens le plus général. Néanmoins, il est clair maintenant que ce que Marx appelait la « double nature du travail » est resté une préoccupation centrale, et que ce qui était en question était bien plus qu’une opposition entre « productivité » et valeur de la production comme certains voudraient le dire. Voir en particulier le beau chapitre VII du livre premier du Capital sur « le procès de travail et le procès de production de la plus-value » et aussi la section sur les « résultats du procès immédiat de production sur la production capitaliste comme production de plus-value ».


D’autres extraits de Crack capitalism

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