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LETTRE À UNE MAÎTRESSE D’ÉCOLE

dimanche 1er janvier 2017

En 1967, en Italie, huit jeunes d’une quinzaine d’années, qui apprennent et enseignent dans un village de montagne, à Barbiana, sous la direction du prêtre humaniste Don Lorenzo Milani, prennent la plume et écrivent une longue lettre adressée à une maîtresse d’école qui représente à elle seule toute l’Institution.

Cette lettre, disent-ils en guise de mise en garde, ne s’adresse pas aux enseignants mais aux parents, pour « les inviter à s’organiser ».

S’appuyant sur les histoires de quelques élèves, Sandro, le « crétin », Gianni, le « voyou », Pierino, le fils du docteur, ils racontent leur chemin d’apprentissage et de partage ; ils démontrent les injustices du système. « Une école qui sélectionne, écrivent-ils, détruit la culture. Aux pauvres elle enlève les moyens d’expression. Aux riches elle enlève la connaissance des choses. » Ils évoquent leurs recherche d’une pédagogie : «  A Barbiana il ne se passait pas de jour sans qu’on aborde des problèmes de pédagogie. Seulement nous ne les appelions pas comme ça. Pour nous ils portaient toujours le nom précis d’un gars. Cas par cas, heure par heure. Je ne crois pas qu’il puisse exister un traité écrit par un monsieur qui disent sur Gianni autre chose que ce que nous savons déjà. »

Au-delà de son contexte qui est celui d’une expérience pédagogique engagée dans l’Italie rurale des années 1950-60, la lettre garde une grande actualité. Les questions qui agitent politiques, parents et enseignants et que nous appelons actuellement rythmes scolaires, absentéisme, décrochage, discrimination, mixité sociale, sélection, élitisme, etc, sont ici abordées loin de tous les dogmes qui encore aujourd’hui sont les nôtres.

Chère Madame,

Vous ne vous rappellerez même pas mon nom. Il est vrai que vous en avez tellement recalés.

Moi par contre j’ai souvent repensé à vous, à vos collègues, à cette institution que vous appelez l’enseignement, à tous les gosses que vous « refusez ».

Les gars du village

Les examens

C’est votre rôle

La sélection sert à quelqu’un

Pour qui le faites-vous ?

Les réformes que nous proposons

Angleterre

Sélection suicide

La fin

Les gars du village

Sandro avait quinze ans. 1 m 70 de haut, humilié, adulte. Les professeurs pensaient que c’était un crétin. Ils voulaient qu’il redouble sa sixième pour la troisième fois.

Gianni avait quatorze ans. Distrait, allergique à la lecture. Les professeurs avaient décrété que c’était un voyou. Et peut-être qu’ils avaient pas complètement tort mais c’était pas une raison pour s’en débarrasser de cette façon.

Ni l’un ni l’autre n’avaient l’intention de redoubler. Ils en étaient au point d’avoir envie d’entrer en usine. S’ils sont venus chez nous c’est que nous on sait pas ce que c’est que recaler et qu’on met chaque type dans la classe qui correspond à son âge…
On a donc mis Sandro en quatrième et Gianni en cinquième. Ca aurait été la première satisfaction que l’école aura donné à leur pauvre petite vie. Sandro s’en souviendra toujours. Gianni, lui, un jour ça lui revient, un jour pas.

Leur seconde satisfaction ça a été de changer enfin de programme.
Vous voulez pas qu’ils avancent tant qu’ils n’ont pas atteint la perfection. Comme si la perfection c’était pas absurde quand l’élève entend les mêmes choses jusqu’à ce qu’il en ait par-dessus la tête et qu’en même temps il grandit. Les choses restent les mêmes, mais lui change. Elles deviennent puériles entre ses mains.

Par exemple, en sixième, vous lui auriez relu pour la deuxième ou la troisième fois la Petite Marchande d’allumettes et la neve che fiocca, fiocca, fiocca. Tandis qu’en cinquième et en quatrième vous lisez des choses écrites pour les adultes.
Gianni ne savait pas où mettre les s au verbe être. Mais sur le monde des grandes personnes il savait des tas de choses. Sur le travail, sur les familles, sur la vie du village. Le soir il lui arrivait d’accompagner son père à la section communiste ou aux séances du Conseil Municipal.

Vous avec vos Grecs et vos Romains vous lui avez fait prendre toute l’histoire en grippe. Nous, sur la dernière guerre, on pouvait rester quatre heures sans prendre le temps de souffler.

En géographie, vous lui auriez fait faire l’Italie pour la seconde fois. Il aurait quitté l’école sans qu’on lui ait jamais parlé du reste du monde. Vous lui auriez fait du tort : ça l’aurait gêné. Rien que pour lire le journal.

En un rien de temps, Sandro se passionna pour tout. Le matin il suivait le programme de quatrième. En même temps il prenait des notes sur les choses qu’il ne savait pas et le soir il potassait les livres de sixième et de cinquième. En juin le « crétin » se présenta au certificat et c’est vous qui le lui avez fait passer.

Gianni fut plus difficile. Il était sorti de votre école analphabète et avec la haine des livres.
On fit de vraies acrobaties avec lui. On réussit tout de même à lui faire aimer je ne dis pas tout, mais au moins quelques-unes des matières. Il aurait suffi que vous lui fassiez quelques compliments et que vous le receviez en quatrième. C’est nous ensuite qui nous serions chargés de lui faire aimer le reste.
Mais aux examens il y a une maîtresse qui lui a dit : « Qu’est-ce que tu vas faire à l’école libre ? Tu vois bien que tu ne sais pas t’exprimer ? »
Je sais bien moi aussi que Gianni ne sait pas s’exprimer. Frappons-nous la poitrine car on est tous coupables. Mais vous les premiers qui l’aviez foutu à la porte l’année précédente.

C’est une belle méthode que vous avez là.

Du reste il faudrait s’entendre sur ce que c’est que la langue correcte. Ce sont les pauvres qui créent les langues et qui ne cessent de les renouveler de fond en comble. Les riches les cristallisent pour pouvoir se payer la tête de ceux qui ne parlent pas comme eux. Ou pour les recaler.

Vous dites que le Pierino du docteur écrit bien. Bien sûr, il parle comme vous. Il est de la maison.
Mais la langue que parle et qu’écrit Gianni est celle de son père. Quand Gianni était petit il appelait la radio lalla. Et son père tout sérieux : « On dit pas lalla, on dit la radio. »

Ce serait bien, si c’est possible, que Gianni apprenne lui aussi à dire radio. Votre langue pourrait lui servir. En attendant ça n’est pas une raison pour le fiche dehors.
« Tous les citoyens sont égaux sans distinction de langue. » C’est la Constitution qui l’a dit en pensant à lui.

Mais vous, vous respectez plus la grammaire que la Constitution. Et chez nous non plus, Gianni n’est plus revenu.
Mais nous, on ne se résigne pas. On le suit de loin. On a su qu’il n’allait plus à l’église, ni à la section d’aucun parti. Quand il a du temps libre il suit la mode comme une marionnette bien dressée. Le samedi au bal, le dimanche au stade.

Vous, vous ne savez rien de lui, vous ne savez même pas qu’il existe.

(…)

C’est comme ça qu’on a fait connaissance avec vous. A travers les élèves dont vous ne vouliez pas.

On s’est aperçu nous aussi qu’avec eux faire l’école ça devient plus difficile. On a quelques fois envie de les envoyer paître. Mais si on les perdait l’école ne serait plus l’école. Ce serait comme un hôpital qui soignerait les types en bonne santé et qui renverrait les malades.Ça deviendrait un instrument de ségrégation toujours plus irrémédiable.

Vous n’avez pas envie de jouer ce rôle-là dans le monde ? Alors rappelez-les, insistez, recommencez depuis le début, à l’infini, quitte à passer pour fous.

Il vaut mieux passer pour fou qu’être un instrument de racisme.

Les examens

Au mois de juin de ma troisième année de Barbiana, je me suis présenté comme candidat libre au certificat.

Le sujet de la rédaction était : « Faites parler un wagon de chemin de fer. »

A Barbiana j’avais appris que les règles de l’écriture sont : Avoir quelque chose à dire et qui soit utile à tout le monde ou du moins à beaucoup de gens. Savoir à qui on écrit. Rassembler tout ce qui peut servir. Trouver une logique pour mettre de l’ordre dans tout ça. Eliminer tous les mots qui ne servent pas. Eliminer tous les mots dont on n’a pas l’habitude de se servir en parlant. Ne pas se fixer de limites de temps.

C’est comme ça qu’on écrit cette lettre avec mes camarades. C’est comme ça, j’espère, qu’écriront mes élèves lorsque je serai instituteur.

Mais devant un sujet pareil à quoi pouvaient me servir les bonnes, simples, humbles règles de l’art de tous les temps ? Si j’avais voulu être honnête, j’aurais remis ma copie blanche. Ou bien j’aurais dû critiquer le sujet et celui qui me l’avait donné.

Mais j’avais quatorze ans et je venais des montagnes. Pour entrer à l’école normale il fallait que j’aie le certificat. Et ce petit bout de papier était entre les mains de cinq ou six personnes étrangères à ma vie et à presque tout ce que j’aimais ou savais. Des gens distraits qui tenaient le couteau par le manche.

J’ai donc essayé d’écrire comme vous voulez qu’on fasse. Et je veux bien croire que j’y ai pas trop bien réussi. Je ne doute pas que les copies de vos petits messieurs aient été mieux tournées : il n’y a pas plus calés qu’eux pour mettre le vent à leur sauce et pour vous resservir des lieux communs.

(…)

Il faudrait supprimer les examens. Mais quitte à ce qu’il y en ait, faites au moins qu’ils soient loyaux. Qu’on mette les difficultés en proportion de ce qu’il peut s’en présenter dans la vie. Si vous les mettez plus nombreuses c’est que vous avez la manie du piège. Comme si vous faisiez la guerre aux gosses.

(…)

L’inspecteur ne sort jamais du programme. Vous savez pourtant aussi bien que lui que ce français-là [à propos d’un examen de français ne portant que sur les exceptions et pas sur la langue en usage ] ne peut servir à rien. Alors pour qui le fait-on ? Vous pour l’inspecteur. Lui pour l’inspecteur d’académie. Et celui-là à son tour pour le ministre.
C’est là l’aspect le plus déconcertant de votre enseignement : il existe en tant que fin en soi.

Qu’est-ce qu’ils cherchent, vos élèves, c’est un mystère aussi. Peut-être rien, peut-être quelque chose de vulgaire.
Jour après jour ils étudient pour leur carnet, pour leur bulletin trimestriel, pour leur certificat, pour leur bac. En attendant ils s’occupent pas de toutes les belles choses qu’ils étudient. Les langues, l’histoire, les sciences : tout se réduit à des notes et à rien d’autre.

(…)

Mais tant que c’est vous qui tiendrez le couteau par le manche les parents ne l’ouvriront pas. Alors de deux choses l’un, ou bien il ne faut pas vous laisser le couteau entre les mains (notes, bulletins, examens) ou alors il faut organiser les parents.

C’est votre rôle

Au village il [Gianni] est soumis à toutes les modes sauf les bonnes. On s’isole en ne les acceptant pas. Il faudrait pour cela un courage qu’on ne peut pas s’attendre à ce qu’il ait, jeunot comme il est et aussi peu aidé par qui que ce soit. Ni par son père qui s’y laisse prendre le premier. Ni par le curé qui vend ses parties de baby-foot au bar de l’ACLI (Association Chrétienne des Travailleurs Italiens). Ni par les communistes qui vendent les leurs à la Maison du Peuple. C’est à qui l’entraînera le plus bas.

Comme si en nous on avait pas déjà assez d’envies comme ça.

La mode lui a dit qu’entre douze et vingt et un ans, on est à l’âge des jeux sportifs et sexuels, et que c’est à ce moment-là qu’on a le moins le goût pour l’étude.

Elle ne lui a pas dit qu’entre douze et quinze ans on a l’âge de se rendre maître des mots. Et entre quinze et vingt et un ans celui de s’en servir dans les syndicats et les partis.

Elle ne lui a pas dit qu’il n’y a pas de temps à perdre. Qu’à quinze ans salut l’école. Qu’à vingt et un ans on est plus bien loin de l’âge des soucis personnels : fiançailles, mariage, enfants, bien-être. Et qu’à ce moment-là on n’a plus de temps pour les réunions, on a peur de se compromettre, on ne peut certainement plus se donner entièrement à qui que ce soit.

Il n’y a que vous qui auriez pu protéger les pauvres contre les modes. C’est dans ce but que l’Etat vous donne 800 milliards par an.

Mais vous êtes de bien piètres éducateurs puisque pour 180 journées d’école vous donnez 185 jours de vacances. Quatre heures de classe contre douze sans. Un imbécile de directeur qui entre dans une classe et dit : « L’inspecteur nous donne congé le 3 novembre », provoque des hurlements de joie et sourit tout béat.

Vous présentez l’école comme le pire des maux, comment voudriez-vous que les gosses apprennent à l’aimer ?

La sélection sert à quelqu’un

A ce stade tout le monde s’en prend à la fatalité. Il est si reposant de faire de la fatalité le moteur de l’histoire.

Il est plus inquiétant de le faire de la politique : vues sous ce jour les modes font partie d’un plan bien calculé pour mettre Gianni à l’écart. Le professeur apolitique devient un de ces 411 000 et bien utiles idiots que le patron a armé d’un cahier de notes et d’un bulletin. Troupes de réserve chargées de bloquer 1 031 000 Gianni par an, au cas où le jeu des modes ne suffirait pas à les détourner.

Un million et 31 000 respinti. C’est un terme technique dans ce que vous appelez l’enseignement. Mais c’est un mot qui a aussi un sens précis dans le vocabulaire militaire. Repoussons-les avant qu’ils ne s’emparent des leviers de commande. Ce n’est pas pour rien que les examens sont d’origine prussienne.

(…)

Voyons un peu à qui est-ce que ça peut servir que l’école dure si peu de temps.

Sept cent quarante heures par an ça fait deux heures par jour. Et un gosse reste debout pendant quatorze autres heures tous les jours. Dans les familles privilégiées ce sont quatorze heures d’assistance culturelle de tout ordre.
Pour les paysans ce sont quatorze heures de solitude et de silence à devenir de plus en plus timides. Pour les fils des ouvriers ce sont quatorze heures à l’école des agents de persuasion occulte.

Ce sont plus spécialement les vacances d’été qui ont l’air de coïncider avec des intérêts précis. Les enfants des riches vont à l’étranger et ils apprennent beaucoup plus que pendant l’hiver. Les pauvres, quand arrive le premier octobre ont oublié le peu qu’ils savaient en juin. Si on les fait repasser en septembre ils ne pourront pas se payer de répétitions. En général d’ailleurs ils renoncent à se représenter. Si ce sont des paysans ils donnent un coup de main pour les gros travaux de l’été sans que ça occasionne de nouvelles dépenses à la ferme.

Pour qui le faites-vous ?

En Afrique, en Asie, en Amérique latine, dans le sud, dans les montagnes, dans les champs, jusque dans les grandes villes, des millions d’enfants attendent qu’on leur donne l’égalité. Des timides comme moi, des crétins comme Sandro, des tête-en-l’air comme Gianni. La crème de l’humanité.

Les réformes que nous proposons

Pour que notre rêve d’égalité ne reste pas un rêve nous vous proposons trois réformes

  • I Ne plus recaler
  • II A ceux qui ont l’air crétin donner l’école à plein temps
  • III Aux tête-en-l’air donner un but, ça suffit.

Angleterre

Dans leurs écoles [en Angleterre] on ne recale pas. On vous détourne vers des écoles de moins bonne qualité. Dans leurs écoles les pauvres apprennent à mal parler. Les riches dans les leurs à bien parler. D’après votre prononciation on voit tout de suite si vous êtes riche et quel métier fait votre père. En cas de révolution ça sera pas difficile de leur faire la peau.


Sélection suicide

Dans la première partie de cette lettre on a vu le malheur que vous pouviez faire aux types que vous refusiez. A Florence j’ai réalisé à quel point Borghi avait raison. Ceux auxquels vous faites le plus de mal sont encore ceux que vous faites passer.

La véritable culture, celle qu’aucun homme n’a encore possédée, repose sur deux choses : appartenir à la masse et posséder la parole.

Une école qui sélectionne détruit la culture. Aux pauvres elle enlève les moyens d’expression. Aux riches elle enlève la connaissance des choses.

Gianni est désavantagé parce qu’il ne sait pas s’exprimer, il est avantagé parce qu’il fait partie d’un vaste monde. L’Afrique entière, l’Asie, l’Amérique latine lui sont fraternelles. Il connaît de l’intérieur les problèmes du plus grand nombre.

Pierino est avantagé parce qu’il sait parler. Désavantagé parce qu’il parle trop. Lui qui n’a rien d’important à dire. Lui qui ne fait que répéter des choses qu’il a lues sur des livres, écrites par des gens qui lui ressemblent. Lui qui est enfermé dans son petit groupe de raffinés. Lui qui est coupé de l’histoire et de la géographie.

La fin

A la limite, si vous voulez garder un peu de temps pour les choix précis, on pourrait faire deux écoles.
Une qui s’appellerait « Ecole de Service Social  » et qui prendrait des jeunes de quatorze à dix-huit ans. Ceux qui y iraient seraient ceux qui ont décidé de consacrer toute leur vie aux autres. Avec de mêmes études on pourrait faire des prêtres, des maîtres d’école (de l’école des huit années obligatoire), des syndicalistes, des hommes politiques. Peut-être bien avec un an de spécialisation.
Les autres nous les appellerions « Ecoles de Service du Moi  » et on pourrait garder telles quelles celles qui existent aujourd’hui sans rien y changer.

L’Ecole du Service Social pourrait se débarrasser du désir de viser haut. Sans notes, sans cahier de classe, sans jeu, sans vacances, sans concession au mariage ou à la carrière. Tous les élèves axés sur le dévouement total.

Lettre à une maîtresse d’école, par les enfants de Barbiana, 1967
Traduction de Michel Thurlotte, Editions du Mercure de France


METATEXTES

Texte complet

Sur l’école de Barbiana

Note pour l’édition française (1968)

Notes


Texte complet

Pour télécharger le texte complet proposé en pdf par L’université populaire de Bordeaux


Sur l’école de Barbiana

Compte rendu paru en 1969 dans la Revue française de pédagogie

A propos de Don Lorenzo Milani et de l’école de Barbiana

La culture des enfants de Barbiana


Note pour l’édition française (1968)

« Je ne veux pas mourir bourgeois, je ne veux pas qu’on me prenne pour un auteur de livres. Si seulement je pouvais faire comprendre à quelques uns qu’on n’a pas besoin pour écrire de génie ni même de talent, qu’il existe des règles valables pour tous et pour tous les temps… L’écriture, croyez-moi, n’est que le contraire de la paresse. » C’est dans ces termes que Don Milani, quelques jours avant sa mort, au début de 1967, se défendait une fois de plus d’être l’auteur de la Lettre à une maîtresse d’école. Peut-être se refusera-t-on encore à le croire. L’important pour nous n’est pas tant la méthode de Don Milani que le fait qu’il ait su inculquer à ses élèves cette langue nouvelle, tellement plus vivante et moins confuse que l’italien qui est encore celui de tant d’intellectuels.

« La classe ouvrière saura toujours mieux écrire que la bourgeoise », écrivait encore Don Milani. Ce ne sera jamais si vrai qu’en Italie : que de cuistres y trouve-t-on, des comices agricoles aux congrès d’écrivains. La littérature officielle, celle de ce Foscolo dont les élèves de Barbiana ont dit qu’ « il n’écrivait que pour ses collègues », est souvent trop héroïque pour notre goût. Mais on ne sait pas assez que, derrière cette littérature-là, il s’en dissimule une autre, d’une richesse insoupçonnée mais qui a le malheur d’être dialectale. Parce qu’on ne peut pas traduire le romain ni le padouan, Belli ni Ruzzante, on ignore que les moments les plus lumineux de la littérature italienne sont justement ceux où, grâce à une entremise plus ou moins spontanée, le peuple a pris la parole.

C’est avant tout la parole que Don Milani a donnée à ses élèves, une parole qui n’est plus dialectale, qui peut passer les frontières, de classe ou autres. Après quoi il ne s’agissait plus que de les laisser parler et ils ont beaucoup plus à nous dire qu’on aurait pu le croire. Les étudiants italiens l’ont bien compris et leur mouvement a fait un cas considérable de ce petit livre.

Tout dépend de la maîtrise des mots. Et c’est pourquoi la lettre de Barbiana aura pour certains une telle portée politique. Peut-être convient-il de faire passer la révolution culturelle avant l’autre et de se passer, du même coup, de tous ces gens qui s’entremettent, des ces professeurs trop obligeants, de leurs partis, de leurs appareils, de leur dictature.

« Le seul critère d’une œuvre ou d’une phrase, c’est son degré d’approche de la réalité  », disait Don Milani. A ce niveau, apprendre à écrire, c’est apprendre à se donner une conscience. Don Milani a donné à ses élèves d’admirables leçons de vie, de résistance à la pression des choses. Car, prolétaire ou pas, il faut se trouver. L’aliénation, pour l’homme du peuple, peut être la télé ou l’éternelle partie de football des dimanches italiens. Pour l’intellectuel, ce sont peut-être ses livres.

Ce que les élèves de Barbiana ont à nous dire de plus déconcertant, c’est que le problème le plus brûlant n’est pas celui que nous pensions. Si pour certains il s’agit de trouver la parole, pour d’autres il s’agit de la retrouver, ou de l’oublier plutôt que de ne pas lui redonner un sens. Et c’est plus difficile encore. Le seul mur infranchissable est celui de notre, de ce que nous appelons notre culture. Pendant toutes ces années, Don Milani, ce grand bourgeois, ce fils d’un professeur d’Université, a cherché à le franchir en apprenant à lire à ces fils de bûcherons. Il n’a pas perdu son temps.

Les esprits critiques objecteront qu’il ne s’agit, après tout, que d’un document italien, qu’à l’école française on fait la classe même l’après-midi, qu’on ne peut pas comparer. Tant mieux ou tant pis pour eux s’ils ne se sentent pas concernés.

Michel Thurlotte


Notes

#Respinti : le mot italien respinti a dans le vocabulaire scolaire le sens de refusé, recalé, dans le vocabulaire militaire celui de repoussé NdT

#Persuasion occulte : la publicité s’appelle persuasion occulte quand elle réussit à convaincre les pauvres que des choses pas nécessaires sont nécessaires (Texte original)