L’uranium est dense, dense, dense.
L’uranium 235, quatre-vingt douze protons, quatre-vingt douze électrons et cent quarante trois neutrons, éclate sous l’effet des bombardements de neutrons, au cœur des laboratoires et des piles atomiques. Il se brise, vole en éclat. Explosion produisant une forte énergie, quelques gros morceaux de matière et d’autres tout petits, grains plus fins que des poussières, simples particules, neutrons, protons et électrons.
L’uranium 238, quatre-vingt douze protons, quatre-vingt douze électrons et cent quarante six neutrons, ne se brise pas. Ne fissionne pas. Et dans la pile - ou le réacteur - où il se trouve mélangé à son quasi-identique, à son presque-pareil, à de l’uranium 235, non seulement l’uranium 238 ne se brise pas mais en plus il absorbe de la matière.
Il absorbe, avale, parfois quelques électrons, quelques neutrons, quelques protons. Et les avalant, les absorbant, il ne se brise pas. Il se transforme. Se transmute. Mais cette transmutation-là ne se fait pas en perdant de la matière, comme dans la nature, mais en gagnant de la matière. Transmutation, non par l’action de la nature mais par celle de l’homme, non pas naturelle mais artificielle.
L’uranium 238 absorbant un proton, un électron et plus ou moins de neutrons, n’est plus de l’uranium 238, quatre-vingt douze protons, quatre-vingt douze électrons et cent quarante six neutrons. Il devient un autre élément. Un élément à quatre-vingt treize protons, quatre-vingt treize électrons et plus ou moins de neutrons.
L’uranium 238, absorbant deux protons, deux électrons et plus ou moins de neutrons, n’est plus de l’uranium 238, quatre-vingt douze protons, quatre-vingt douze électrons et cent quarante six neutrons. Il devient un autre élément. Un élément à quatre-vingt quatorze protons, quatre-vingt quatorze électrons et plus ou moins de neutrons.
C’est ce qui s’est confirmé quand les scientifiques poursuivant les recherches en Angleterre et aux Etats-Unis ont mis en route les premières piles atomiques. Ainsi l’uranium, selon la quantité de neutrons présents dans ses noyaux, peut être soit fissile, susceptible de fissionner, soit fertile, susceptible de produire une nouvelle matière.
Les savants, les yeux braqués sur l’infini de la matière, ne la regardent plus à l’échelle de la terre mais à celle de l’univers. Après Uranus, septième planète du système solaire, de nouvelles planètes ont été découvertes. Parmi elles, Neptune, Pluton. Alors les savants ont nommé l’élément venant après l’uranium, l’élément à quatre-vingt treize protons, quatre-vingt treize électrons et plus ou moins de neutrons, le neptunium. Car dans le ciel, après Uranus vient Neptune.
Et puis ils ont nommé l’élément à quatre-vingt quatorze protons, quatre-vingt quatorze électrons et plus ou moins de neutrons, le plutonium. Car dans le ciel, après Neptune vient Pluton.
Ils ont nommé ces éléments et ceux qui allaient les suivre, ces éléments produits par l’homme, ces éléments qu’on ne trouve pas dans la nature, des transuraniens, ceux qui viennent après Uranus.
Uranus, Neptune, Pluton.
Dieu du ciel, dieu des mers, dieu des enfers
Uranium, neptunium, plutonium.
Dans la pile atomique, véritable machine alchimique, au fur et à mesure que de l’uranium 235 se consume par fission, de l’uranium 238 se transforme en plutonium. Pour un gramme d’uranium 235 détruit se crée un peu moins d’un gramme de plutonium et se dégage une énergie considérable.
Le neptunium est très instable et ne présente pas beaucoup d’intérêt. Le plutonium est pour sa part beaucoup plus stable, et surtout, il a, aux yeux des hommes qui le découvrent, un intérêt inestimable : il est fissile. Il est capable, comme l’uranium 235, de se rompre et de fissionner. Et il est infiniment plus facile à produire que l’uranium 235 l’est à séparer de son presque-pareil, l’uranium 238. De plus, sa fission est encore plus explosive.
La découverte du plutonium est d’abord gardée secrète. Parmi les scientifiques qui participent au Manhattan Project, seul un petit nombre d’hommes connaissent son existence, et un plus petit nombre encore son nom. Les chimistes qui travaillent sur ce nouvel élément ne peuvent pas révéler leur découverte, même dans les premières années après la guerre, en contradiction absolue avec la culture scientifique qui est la leur.
Pour des hommes qui cherchent à fabriquer une bombe, ces propriétés sont une aubaine. Ils vont pouvoir extraire le plutonium à partir des déchets de l’uranium utilisé dans les piles atomiques. Ceux-ci, cependant, sont d’un niveau de radioactivité décuplé par le fonctionnement de la pile. Les radiations qu’ils émettent sont telles qu’extraire le plutonium pose des questions techniques d’une rare complexité. Les hommes qui s’y attellent installent des caissons sécurisés, boîtes hermétiques où les produits seront manipulés à distance, avec un niveau de protection particulièrement élevé.
Après la guerre, malgré la volonté de maintenir le secret sur les découvertes nucléaires, l’existence du plutonium s’impose, jusqu’à devenir connue de tous. Mais, sous-produit de l’uranium utilisé pour la fabrication des bombes atomiques, il conserve une aura de secret et d’interdit.
Anis Meilhan, Entrée en matière, Récit d’un voyage au pays de l’atome, 2021
Quelques extraits
Uranus, Uranium
Trois neutrons
Désintégration
Plutonium
Réaction en chaîne
Uranium appauvri
Texte complet
Entrée en matière