1945 est année de dénouements.
La fin de la guerre approche. La fin de la construction de la bombe aussi.
Vue de l’Amérique, la guerre est lointaine, presque irréelle. Vue de Los Alamos, de Oak Ridge et de Hanford, les réserves X, Y et W du Manhattan project où la bombe s’achève, l’abstraction et la réalité, l’insouciance et la conscience se côtoient avec de saisissants raccourcis.
La bombe est presque prête, la guerre presque finie. Déjà, les premières voix, les premières hésitations se font entendre. Les Allemands vaincus, les Italiens désormais alliés, les Japonais presque défaits et isolés, ne faudrait-il pas renoncer à la bombe ?
Léo Szilard, qui, le premier, avait alerté pour mettre en place le programme de recherche sur la bombe, de nouveau lance l’alerte. Il rédige un mémorandum et cherche, une fois encore, à toucher le président Roosevelt.
Léo Szilard dont l’esprit rebelle insupporte les têtes militaires du Manhattan project, Léo Szilard, le visionnaire, l’esprit inquiet, perçoit avec une grande lucidité et une intuition fulgurante les enjeux à venir de la bombe nucléaire.
Dans son mémorandum, rédigé alors que presque toute l’Europe est libérée et que l’armistice se prépare, alors que l’immense majorité de la population du monde ainsi qu’une très grande partie des équipes du Manhattan project ignorent tout de ce nouveau pouvoir de destruction,
il écrit
que le secret est illusion,
que le secret est illusoire,
et qu’en très peu d’années,
l’avancée scientifique et technologique américaine,
sera nécessairement rattrapée.
Il écrit
qu’une politique d’hégémonie atomique
favoriserait le danger
d’une course aux armements
Tout particulièrement avec la Russie soviétique.
Il écrit
que les grands centres industriels américains, proches des villes,
pourraient devenir une cible militaire de choix 37
en cas de guerre nucléaire.
Il écrit
que seul un accord international de contrôle
pourrait éviter
la course aux armements
et une guerre destructrice qui pourrait être déclenchée
par la peur mutuelle des grands pays possesseurs d’armes atomiques.
Il écrit que ce contrôle devrait s’appliquer
à toute la future industrie mondiale de production d’énergie atomique.
Et il envisage même
l’hypothèse
d’un renoncement universellement consenti
à l’utilisation de l’uranium comme source d’énergie.
Franklin Roosevelt meurt le 12 avril sans que le rapport n’ait pu lui parvenir. Truman lui succède et sans tarder le memorandum est écarté. En juin 1945, un groupe d’atomistes réuni autour du physicien allemand James Franck rédige un rapport reprenant la plupart des positions de Szilard et demande qu’avant d’envisager de larguer la bombe sur le Japon, un essai soit réalisé devant les nations du monde, dans un territoire désert, et que la bombe ne soit utilisée sur des populations que dans le seul cas où le Japon refuserait malgré tout de se rendre. Le rapport Franck, lui non plus, n’est pas écouté.
Léo Szilard essaie une ultime tentative en lançant une pétition, signée par une partie de scientifiques, d’ingénieurs et de techniciens impliqués dans le Manhattan Project. L’armée une fois de plus fait barrage, engage une enquête sur Szilard pour espionnage et comportement déviant et licencie une grande partie des signataires de la pétition.
La communauté scientifique liée au Manhattan Project, malgré ces réactions, est très divisée. Si certains s’impliquent activement contre l’utilisation de la bombe, d’autres en défendent l’usage militaire, d’autres encore, par ignorance, par illusion, par inconscience, par peur ou par intérêt personnel, se tiennent à l’écart de ces débats.
Le 16 juillet, la veille de la conférence internationale de Postdam où se discute le monde de l’après- guerre, à Trinity, dans une région déserte proche de la frontière mexicaine, non loin du site de Los Alamos, la première bombe atomique explose. Le premier essai atomique est une réussite. Technique.
Et puis
arrive
la réaction en chaîne.
De part le monde, discours, actions et réactions
se suivent et se répondent
en cascade.
Le 6 août de l’année 1945,
à 8 heures 16 minutes et 2 secondes,
sur la ville d’Hiroshima,
au sud de Honshu, la plus grande île de l’archipel nippon,
une bombe A explose.
Little boy tue sur le coup
70 000 habitants,
et brûle et blesse
des milliers d’autres.
Little boy sur la terre
dépose destructions et radiations.
Le 7 août de l’année 1945,
le président Truman fait une première déclaration :
We have spent 2 billion dollars on the greatest scientific gamble in history - and won.
Nous avons dépensé deux milliards de dollars sur le plus grand pari scientifique de l’histoire – et nous avons gagné.
Le 7 août de l’année 1945,
le gouvernement japonais ne dit rien. Le gouvernement japonais ne réagit pas à la bombe A. Il maintient sa position. Il compte les villes bombardées. Hiroshima est la 67e ville de l’archipel à recevoir une pluie de bombes. Ce bombardement lui semble, après tout, bien moins meurtrier que celui qui a, en une seule nuit du mois de mars, tué plus de cent vingt mille civils dans la ville de Tokyo. Les atrocités ne l’émeuvent pas. Pas plus celles qu’il a fait subir aux peuples qu’il a occupés, Coréens, Chinois, Birmans ou Vietnamiens, que celles que subissent son propre peuple. Le gouvernement japonais sait depuis des mois qu’il a perdu la guerre. Mais il veut, pour abdiquer, sauver l’honneur, sauver l’empereur.
Dans la nuit du 8 au 9 août de l’année 1945,
l’URSS déclare la guerre au Japon
et envahit une partie de la Mandchourie
et de l’île Sakhaline,
au large de Vladivostock.
Le 9 août de l’année 1945,
Le Conseil suprême du Japon se réunit au matin.
Avec l’entrée en guerre de l’URSS, le gouvernement japonais
a perdu
son dernier espoir de négociation.
Pour la première fois depuis le début de la guerre,
s’amorce la capitulation.
Le 9 août de l’année 1945,
à 10 heures 58 minutes
sur la ville de Nagasaki,
au sud de l’île de Kyushu,
l’île des neufs provinces,
une bombe A explose.
Fat man tue sur le coup
35 000 habitants,
brûle et blesse des milliers d’autres.
Fat man sur la terre
dépose destructions
et radiations.
Le 9 août de l’année 1945, en France, Frédéric Joliot-Curie entend la nouvelle à la radio. Il se repose, pour la première fois depuis le début de la guerre, en Bretagne. Il reste d’abord sans voix. La déflagration est profonde. Comme le sentiment de culpabilité. Il se revoit dans son laboratoire, aux derniers jours de la paix, il repense à l’excitation mêlée d’inquiétude qui entourait les premières expériences de réaction en chaîne. Les morts d’Hiroshima, 70 000 en un souffle, des milliers après, les morts de Nagasaki, 35 000 en un souffle, des milliers qui suivront, les morts d’Hiroshima et de Nagasaki le regardent droit dans les yeux.
Le 9 août de l’année 1945, en Angleterre, à Farm Hall, dans une maison isolée des environs de Cambridge, la radio annonce que la première bombe atomique a frappé Hiroshima et la deuxième Nagasaki. Otto Hahn est avec neuf autres scientifiques allemands. Ils ont été arrêtés par les services de renseignements anglais et américains et emprisonnés. Ils sont enfermés depuis des mois, surveillés, sous écoute permanente. Leurs réactions sont observées et analysées. Contrairement à certains de ses collègues, Otto Hahn qui, le premier, a observé le phénomène qui mènera le monde à la découverte de la fission, est partagé. Un fort sentiment de culpabilité le submerge. Penser au suicide, à mourir. Et puis, se réjouir que les nazis n’aient pas réussi à développer une telle arme les premiers.
Le 9 août de l’année 1945, Léo Szilard, le visionnaire, l’homme inquiet, respire, étrangement soulagé. Enfin, se dit-il, le temps du secret absolu est terminé. Enfin, nous allons pouvoir débattre publiquement de cette question-là.
Le 10 août de l’année 1945, le premier ministre anglais, met sur pied le Gen 75 Committee, plus couramment, bien que secrètement, surnommé : Atom Bomb Committee.
Le 12 août de l’année 1945, le président Truman fait un discours : « Nous devons, dit-il, nous constituer les gardiens de cette nouvelle force afin d’empêcher son emploi néfaste et afin de la diriger pour le bien de l’humanité. C’est une terrible responsabilité qui nous est échue. Nous remercions Dieu qu’elle soit venue à nous plutôt qu’à nos ennemis et nous prions pour qu’Il nous guide pour l’utiliser dans Ses voies et pour Ses buts. »
Le 15 août de l’année 1945, l’Empereur Hirohito annonce à la radio la capitulation du Japon. Les bombes atomiques, armes redoutables auxquelles nulle force ne peut résister, sauvent l’honneur de l’Empereur, reléguant dans l’ombre les crimes commis pendant des décennies et le rôle des armées soviétiques.
Le 16 août de l’année 1945, le ministère de la Guerre des Etats-Unis d’Amérique publie le Rapport Smyth. Y sont décrites les grandes étapes de la mise au point de la bombe, et gardés secrets connaissances et procédés.
Le 20 août de l’année 1945, le gouvernement soviétique crée un Comité interministériel spécial pour les questions de résolution du problème atomique, en un mot, l’arme atomique soviétique. Staline n’est pas surpris par la bombe, sympathisants communistes et services de renseignements l’en avaient depuis longtemps tenu informé.
Le 31 août de l’année 1945, le Général de Gaulle sollicite Joliot-Curie pour venir faire un exposé sur la bombe devant un parterre de militaires. Le Général de Gaulle n’est pas surpris par la bombe, les savants français qui travaillent sur le projet au Canada l’en avaient depuis longtemps tenu informé.
Le 3 novembre de l’année 1945, le Joint Intelligence Committee, service de renseignement militaire américain publie un rapport. Le Strategic Vulnerability of the U.S.S.R. to a Limited Air Attack où sont envisagées les manières de frapper l’Union Soviétique par des frappes atomiques.
Ainsi, comme l’avait prévu Leo Szilard, le visionnaire, l’homme inquiet, la course à l’atome, la course à la bombe se met en place.
Anis Meilhan, Entrée en matière, Récit d’un voyage au pays de l’atome, 2021
Quelques extraits
Uranus, Uranium
Trois neutrons
Désintégration
Plutonium
Réaction en chaîne
Uranium appauvri
Texte complet
Entrée en matière