XIV LE RETOUR
(1944)
(…)
Je me livrai aux déserts et l’homme de la scorie
sortit de son trou, de son âpreté muette
et je sus les douleurs de mon peuple perdu.
Alors, j’ai traversé les rues et les gradins, en disant
tout ce que je voyais, j’ai montré les mains qui travaillent,
les mottes de terre rassasiées de douleur, les demeures
de la pauvreté désemparée, le misérable
pain et la solitude de la lune oubliée.
Et, coude à coude avec mon frère sans souliers
je voulus changer le règne des monnaies sales.
Je fus traqué, mais notre lutte se poursuit.
La vérité est plus haute que la lune.
Quand ils la regardent dans la nuit, les hommes des mines
la voient comme s’ils étaient dans un navire noir.
Et dans l’ombre ma voix est partagée
par la plus dure race de la terre.
XV
LA LIGNE DE BOIS
Je suis un charpentier aveugle, sans mains.
J’ai vécu
sous les eaux, consumant le froid,
ignorant les boîtes odorantes, les manoirs
que la grandeur élève cèdre à cèdre ;
mon chant rechercha les fils du bois,
fibres secrètes, cires délicates,
mon chant coupa les branches, et parfuma
la solitude avec des lèvres de bois.
J’ai aimé chaque matière, chaque goutte
de pourpre ou de métal, eau, épis,
je suis entré dans d’épaisses couches préservées
par l’espace et le sable mouvant,
jusqu’à chanter avec une bouche détruite,
comme un mort, dans les raisins de la terre.
Argile, boue, vin m’ont recouvert,
je devins fou en touchant les hanches,
la peau dont la fleur fut maintenue
et mes sens se promenèrent sur la pièce
comme un incendie au fond de ma gorge
envahissant les cicatrices fermées.
Comment ai-je changé sans être, sans connaître
ma tâche avant d’être,
la métallurgie
destinée à ma dureté,
ou les scieries humées
par les bêtes de trait, en hiver ?
Tout est devenu tendresse et source
et n’a servi qu’à la nuit.
XVI
LA BONTÉ
COMBATTANTE
Mais je n’ai pas accepté la bonté gratuite, morte dans les rues.
J’ai repoussé son aqueduc purulent,
je n’ai pas touché sa mer contaminée.
J’ai extrait le bien comme un métal, j’ai creusé
au-delà des yeux, de leurs morsures,
et mon cœur né dans les épées
a grandi parmi les cicatrices.
Je n’en sortis pas effréné, lançant
sur les hommes terre ou poignard.
Ma tâche
n’était pas de dispenser la blessure ou le venin.
Je n’attachais pas l’homme désarmé de liens
qui le transpercent de fouets glacés,
je n’allais pas sur la place chercher des ennemis,
je n’allais pas épier avec une main masquée :
je ne fis rien que croître avec mes racines,
et le sol qui éleva ma mâture
déchiffra les vers qui gisaient.
Lundi vint me mordre, je lui donnais quelques feuilles,
Mardi vint m’insulter, je restais endormi.
Mercredi vint ensuite avec des dents furieuses.
Je le laissais passer, construisant des racines.
Quand vint Jeudi avec une venimeuse
lance noire d’orties et d’écailles,
je l’attendis au milieu de ma poésie
et en pleine lune je lui décochais une grappe.
Qu’ils viennent ici se briser sur cette épée.
Qu’ils viennent se désagréger dans mes domaines.
Qu’ils viennent en régiments jaunes,
ou en congrégations sulfureuses.
Ils mordront ombre et sang de cloches
sous les sept lieux de mon chant.
XVII
L’ACIER S’ASSEMBLE
(1945)
J’ai vu le mal et le méchant, mais pas dans leurs terriers.
C’est une histoire de fées, la méchanceté dans une caverne.
Les pauvres, après avoir été voués
aux guenilles, à la mine malheureuse,
ont vu leur chemin peuplé de sorcières.
J’ai trouvé la méchanceté assise dans les tribunaux ;
au Sénat je l’ai trouvée vêtue
et peignée, truquant les débats
et les idées pour remplir ses bourses.
Le mal et
le méchant sortaient du bain : ils étaient
reliés par le bien-être,
ils étaient parfaits dans la suavité
de leur fausse importance.
J’ai vu le mal, et pour
bannir cette pustule, j’ai vécu
avec d’autres hommes, assemblant des vies,
me faisant chiffre secret, métal sans nom,
invincible unité de peuple et de poussière.
L’orgueilleux était sauvagement combattu
dans sa tour d’ivoire,
et la méchanceté passa en météore
en disant : « Elle est admirable
sa droiture solitaire.
Laissez-le. »
L’impétueux sortit son alphabet
et monté sur son épée s’arrêta
pour pérorer dans la rue déserte.
Le méchant passa et lui dit : « Comme tu est courageux »,
et il s’en fut au Club commenter le haut fait.
Mais quand je fus pierre et mortier,
tour et acier, syllabe associée ;
quand je serrais les mains de mon peuple
et que je fus au combat avec la mer entière ;
quand j’abandonnais ma solitude, quand je mis
mon orgueil au musée, ma vanité au
cimetière des voitures cassées ;
quand je pris parti avec d’autres hommes, quand
s’organisa le métal de la pureté,
alors le mal vint et dit : « Soyez durs
avec eux, en prison, et qu’ils meurent ! »
Mais il était trop tard, et la marche
de l’homme, mon parti,
est l’invincible printemps, il persiste
sous la terre, là où il a été espérance
et fruit général de l’avenir.
XX
LA GRANDE JOIE
L’ombre que je recherchais ne m’appartient déjà plus.
J’ai la joie durable du mât,
l’héritage des bois, le vent du chemin
et un jour décidé sous la lumière terrestre.
Je n’écris pas pour que d’autres livres m’emprisonnent
ni pour des apprentis acharnés à la poursuite du lys
mais pour de simples habitants qui demandent
eau et lune, éléments de l’ordre immuable,
écoles, pain et vin, guitares et outils.
J’écris pour le peuple bien qu’il ne puisse
lire ma poésie avec ses yeux ruraux.
L’instant viendra où une ligne, l’air
qui bouleverse ma vie, parviendra à ses oreilles,
alors le simple laboureur lèvera les yeux,
le mineur sourira en cassant les pierres,
l’ouvrier de la pelle se lavera le front,
le pêcheur verra mieux l’éclat palpitant
d’un poisson qui lui brûlera les mains,
le mécanicien, propre, à peine lavé, plein
des parfums du savon regardera mes poèmes,
et ils diront peut-être : « C’était un camarade. »
Cela suffit, c’est la couronne que je désire.
Je veux qu’à la sortie des usines et des mines
ma poésie adhère à la terre,
à l’air, à la victoire de l’homme maltraité.
Je veux qu’un jeune homme découvre dans la dureté
que j’ai construite avec lenteur, avec des métaux,
comme une caisse qu’il ouvrira de part en part, la vie
qu’il y enfonce l’âme et qu’il touche les rafales qui firent
ma joie dans les hauteurs tempétueuses.
XXVI
JE VAIS VIVRE
(1949)
Je ne vais pas mourir. Voici que j’émerge
dans ce jour plein de volcans
vers la foule, vers la vie.
Je laisse ici ces dernières dispositions,
en ce jour où les bandits se promènent
bras dessus bras dessous avec la « culture occidentale »,
avec les mains qui tuent en Espagne,
et les potences qui se balancent à Athènes
et la honte qui gouverne au Chili…
Et je n’en dis pas plus.
Je reste là
avec des mots, des peuples et des chemins
qui m’attendent à nouveau, et qui frappent
de leurs mains constellées à ma porte.
XXVII
A MON PARTI
Tu m’as fait frère de celui que je ne connais pas.
Tu m’as ajouté la force de tous ceux qui vivent.
Tu m’as restitué la patrie comme une nouvelle naissance.
Tu m’as donné la liberté que n’a pas le solitaire.
Tu m’as appris à allumer la bonté, comme le feu.
Tu m’as donné la droiture indispensable à l’arbre.
Tu m’as appris à voir l’unité et la différence des hommes.
Tu m’as montré comment la douleur d’un homme meurt de la victoire de tous.
Tu m’as appris à dormir dans les lits durs de mes frères.
Tu m’as fait construire sur la réalité comme sur un rocher.
Tu m’as fait adversaire du mauvais et mur du frénétique.
Tu m’as fait voir la clarté du monde et la possibilité de la joie.
Tu m’as fait indestructible parce qu’en toi je ne suis plus une fin en moi-même.
XXVIII
JE TERMINE ICI
(1949)
Ce livre se termine ici. Il est né
de la colère comme une braise, comme les territoires
des bois incendiés, et je désire
qu’il chemine comme un arbre rouge
propageant sa claire brûlure.
Mais tu n’as pas trouvé seulement la colère
dans ses branches : ses racines ont non seulement
cherché la douleur, mais la force,
et force je suis, de pierre pensante,
joie des mains rassemblées.
Enfin, je suis libre à l’intérieur des êtres.
Je vis comme l’air parmi les êtres,
et de la solitude enfermée
je sors à la multitude des combats,
libre parce que dans ma main va ta main,
conquérant des joies indomptables.
Cette géographie de mon chant
est le simple livre d’un homme, un pain ouvert.
Une communauté de travailleurs
recueillera parfois son feu,
et sèmera ses flammes et ses feuilles
une fois encore dans le navire de la terre.
Et cette parole renaîtra peut-être
en d’autres temps sans douleurs
à l’abri des fibres impures qui collèrent,
noires végétations, à mon chant,
et une autre fois dans les hauteurs mon cœur
rayonnera, brûlant et étoilé.
Ainsi s’achève ce livre, je laisse ici
mon « Chant Général », écrit
dans la persécution, chanté sous
les ailes clandestines de ma patrie.
Aujourd’hui, 5 février, en cette année
1949, au Chili, à « Godomar
de Chena », quelques mois avant
les quarante-cinq années de mon âge.
FIN