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LES CONQUISTADORES

lundi 7 février 2022

XVI

Elégie

Seul, dans les solitudes,
je veux pleurer comme les fleuves, je veux
m’assombrir, dormir
comme ton antique nuit minérale.

Pourquoi les clés radieuses sont-elles parvenues
aux mains des bandits ? Lève-toi,
maternelle Oello, repose ton secret
dans la longue fatigue de cette nuit,
et dépose dans mes veines ton conseil.
Je ne te demande même pas le soleil des Yupanquis.
Je te parle endormi,
de terre à terre, mère
péruvienne, matrice cordillère,
comment, dans ta sablonneuse enceinte,
l’avalanche des poignards entra-t-elle ?

Immobile dans tes mains,
je sens s’entendre les métaux
dans les gorges du sous-sol.
Je suis fait de tes racines,
mais je ne comprends pas, la terre
ne me livre pas sa sagesse.
Je ne vois que nuit et nuit
sous les terres étoiles.
Quel est ce songe de serpent, sans signification,
qui s’est traîné jusqu’à la ligne rouge ?
Yeux du deuil, plante ténébreuse.
Comment es-tu parvenu à ce vent aigre,
comment parmi les roches de la colère,
Copac n’a-t-il pas levé sa tiare
d’argile éblouissante ?

Laisse-moi souffrir
sous les tentes, et m’enfoncer comme
la racine morte qui ne resplendira plus,
sous la dure nuit dure
je descendrai dans la terre jusqu’à
la bouche de l’or.

Je veux m’étendre sur la pièce nocturne.

Je veux descendre là-bas avec le malheur.

Le chant général, Pablo Neruda
III LES CONQUISTADORES
Volume I, Traduction de Alice Ahrweiler
Les éditeurs français réunis