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LES LIBÉRATEURS

lundi 7 février 2022

Voici l’arbre, l’arbre
de la tourmente, l’arbre du peuple.
De la terre sourdent les héros
comme les feuilles de la sève,
et le vent étoile les feuillages
d’une multitude bruyante
jusqu’à ce que la semence du pain
tombe à nouveau sur la terre.

Voici l’arbre, l’arbre
nourri par des morts nus,
morts fouettés et blessés,
morts aux visages impossibles,
empalés sur une lance,
effrités par la fournaise,
décapités par la hache,
écartelés par le cheval,
crucifiés dans l’église.

Voici l’arbre, l’arbre
aux racines vivantes,
l’arbre qui a bu le salpêtre du martyr,
l’arbre dont les racines ont mangé du sang,
qui a extrait les larmes du sol,
qui les a hissées au gré de ses ramures
et qui les a dispersées dans sa charpente.
Ce furent parfois fleurs
invisibles, fleurs enterrées,
d’autres fois leurs pétales
illuminèrent comme des planètes.

Et l’homme ramassa sur les branches
les corolles durcies,
les remit de mains en mains
comme magnolias et grenades,
et soudain elles ouvrirent la terre,
elles grandirent jusqu’aux étoiles.

C’est l’arbre des hommes libres,
l’arbre terre, l’arbre nuage,
l’arbre pin, l’arbre flèche,
l’arbre joug, l’arbre feu.

L’eau orageuse de notre époque
nocturne l’étouffe.
Mais son mât balance
l’ornement de sa puissance.

Les branches cassées par la colère
tombent à nouveau
en une cendre menaçante
d’antique majesté :
traversant ainsi d’autres temps
sortant ainsi de l’agonie
jusqu’à ce qu’une main secrète,
des bras innombrables,
le peuple, garde les fragments,
cache les troncs invariables,
ses lèvres étant les feuilles
de l’immense arbre partagé,
disséminé de toutes parts,
cheminant avec ses racines.

C’est l’arbre, l’arbre
du peuple, de tous les peuples,
de la liberté, de la lutte.

Penche-toi sur sa chevelure,
touche ses rayons renouvelés,
enfonce la main dans les usines
où son fruit palpitant
propage chaque jour sa lumière.
Soulève cette terre dans tes mains,
participe à cette splendeur,
prends ton pain et ta pomme,
ton cœur et ton cheval,
et monte la garde à la frontière,
à la limite de ses feuilles.

Défend l’avenir de ses corolles,
partage les nuits hostiles,
surveille le cycle de l’aurore,
respire les hauteurs étoilées,
en soutenant l’arbre, l’arbre
qui croît au milieu de la terre.

Le chant général, Pablo Neruda
IV LES LIBÉRATEURS
Volume I, Traduction de Alice Ahrweiler
Les éditeurs français réunis