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LES TERRES ET LES HOMMES

mercredi 16 février 2022

LA TERRE TRAHIE

Vieux propriétaires terriens, incrustés
dans la terre comme les os
d’animaux effroyables,
héritiers superstitieux
de la commanderie, empereurs
d’une terre obscure, cernée
par la haine, et par des haies d’épines.

Dans ces espaces clos, la trame
de l’homme fut étouffée,
l’enfant fut enterré vivant,
on lui refusa le pain et l’alphabet,
on le condamna a être métayer,
on l’astreignit aux basses-cours.
Pauvre péon, infortuné
parmi les buissons, amarré
à la non-existence, à l’ombre
des prairies sauvages.

Sans livre tu fus viande inerte,
puis squelette insensé,
acheté d’une vie à l’autre,
repoussé à la porte blanche
sans autre amour qu’une guitare
déchirante en sa tristesse
et le bal à peine allumé
comme une rafale mouillée.

Les champs ne furent pas seuls à connaître
la blessure de l’homme. Ils le clouèrent
plus loin, plus près, plus profondément :
dans la ville, près du palais,
où grandit le petit taudis lépreux,
grouillant de saleté,
gangrène accusatrice.

J’ai vu dans les aigres détours
de Talcahuano, dans le cloaque
cendré des coteaux,
bouillir les pétales immondes
de la pauvreté, l’agrégat
des cœurs dégradés,
la pustule ouverte dans l’ombre
du soir sous-marin,
la cicatrice des haillons,
et la substance devenue vieille
de l’homme hirsute et bastonné.

Je suis entré dans les maisons profondes
comme des trous de souris, humides
de salpêtre et de sel pourri,
j’ai vu se traîner des êtres affamés,
obscurités édentées,
qui essayaient de me sourire
à travers l’air maudit.

Les douleurs de mon peuple
m’ont transpercé, elles s’agrippent à moi,
barbelés de mon âme,
elles me crispent le cœur :
je suis sorti pour crier par les chemins,
je suis sorti pour pleurer, baigné de fumée,
j’ai frappé aux portes, et elles m’ont blessé
comme couteaux épineux,
j’ai appelé les visages impassibles
que jadis j’adorais comme des étoiles
et qui m’ont montré leur vide.

Alors je me suis fait soldat :
matricule obscur, régiment,
ordre de poings combattants,
système de l’intelligence,
fibre du temps innombrable,
arbre armé, indestructible
chemin de l’homme sur la terre.

Et je vis combien nous étions, combien
étaient avec moi, beaucoup de monde
en vérité, tous les hommes
sans visages, peuple,
métal, chemins.
Et j’allais avec le pas même
du printemps, à travers le monde.

Le chant général, Pablo Neruda
V LA TERRE TRAHIE / II LES OLIGARCHIES
Volume 2, Traduction de Alice Ahrweiler
Les éditeurs français réunis