Que s’éveille le Bûcheron.
Que vienne Abraham, que gonfle
son vieux levain, la terre
dorée et verte de l’Illinois,
et qu’il lève sa hache au sein de son peuple
contre les nouveaux esclavagistes,
contre le fouet pour l’esclave,
contre le poison de l’imprimerie,
contre le marché
sanglant qu’ils veulent faire.
Que marchent, chantant et souriant
le jeune blanc, le jeune noir,
contre les murs d’or,
contre le fabricant de haine,
contre le marchand de leur sang,
chantant, souriant et vainquant.
Que s’éveille le Bûcheron.
VI
Paix pour les crépuscules qui viennent,
paix pour le pain, paix pour le vin,
paix pour l’alphabet qui me travaille
et qui en mon sang grime enroulant
le vieux chant avec terre et amours,
paix pour la cité dans le matin
quand le pain vous réveille, paix pour le fleuve
Mississipi, fleuve des racines,
paix pour la chemise de mon frère,
paix pour le livre comme un sceau de vent,
paix pour le grand kolkhoze de Kiev,
paix pour les cendres de ces morts
et de ces autres morts, paix pour le fer
noir de Brooklyn, paix pour le facteur
de maison en maison comme le jour,
paix pour le chorégraphe qui crie
dans un entonnoir à la façon des liserons,
paix pour ma main droite
qui ne veut écrire que Rosario,
paix pour le bolivien secret
comme une pierre d’étain, paix
pour que tu te maries, paix pour toutes
les scieries de BioBio,
paix pour le cœur déchiré
de l’Espagne guerillera,
paix pour le petit musée de Wyoming
où le plus doux
est un coussin avec un cœur brodé,
paix pour le boulanger et ses amours
et paix pour la farine, paix
pour tout le blé qui doit naître,
pour tout l’amour qui cherche le feuillage,
paix pour tous ceux qui vivent : paix
pour toutes les terres et les eaux.
Moi ici je prends congé, je retourne
à ma maison, à mes songes,
je retourne à la Patagonie où
le vent frappe les étables
et la glace saupoudre l’océan.
Je ne suis rien de plus qu’un poète : je vous aime tous,
je vais errant par le monde que j’aime,
dans ma patrie on emprisonne les mineurs
et les soldats commandent aux juges.
Mais moi j’aime jusqu’aux racines
de mon petit pays froid,
si je devais mille fois mourir
c’est là que je voudrais mourir,
si je devais mille fois naître
c’est là que je voudrais naître
près de l’araucaria sauvage,
des bourrasques du vent du Sud,
des clochers d’hier achetées.
Que personne ne pense à moi.
Pensons à toute la terre,
frappant avec amour sur la table.
Je ne veux pas que le sang revienne
imbiber le pain, les haricots rouges,
la musique : je veux que viennent
avec moi le mineur, la fillette,
l’avocat, le marin,
le fabriquant de poupées,
que nous entrions au cinéma et sortions
boire le vin le plus rouge.
Je ne viens rien résoudre.
Je suis venu ici pour chanter
et pour que tu chantes avec moi.
Le chant général, Pablo Neruda
IX QUE S’ÉVEILLE LE BÛCHERON
Volume 2, Traduction de Alice Ahrweiler
Les éditeurs français réunis