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SANDINO, CAPITAINE DU NICARAGUA

lundi 7 février 2022

XXV

SANDINO
(1926)

Quand sur notre terre,
les croix furent enterrées,
où invalides, elles se firent professionnelles.
Le dollar aux dents agressives vint
mordre le territoire,
à la gorge pastorale de l’Amérique.
Il agrippa Panama de ses gueules dures,
enfonça dans la terre fraîche ses canines,
barbota, dans la boue, le whisky, le sang ;
un président en habit jura :
« Que le suborneur de chaque jour
soit avec nous. »
Vint l’acier,
le canal divisa la demeure ;
ici les maîtres, là les serviteurs.

Ils ont couru vers le Nicaragua.

Ils sont descendus vêtus de blanc,
à coups de dollars, à coups de feu.
Surgit un capitaine
qui dit : « Non. Ici tu n’auras pas
tes concessions, ni ta bouteille. »
Ils lui promirent son portrait
en président, avec des gants,
une écharpe en sautoir, et des souliers vernis
très fins, tout neufs.
Sandino ôta ses bottes,
s’enfonça dans les bourbiers mouvants,
s’accrocha en sautoir l’écharpe mouillée
de la liberté, et dans la jungle
coup après coup, répondit
aux « civilisateurs ».

La furie nord-américaine
fut indicible : des ambassadeurs
documentés démontrèrent
au monde leur amour pour
le Nicaragua, et qu’ils devaient
implanter l’ordre
à ses entrailles somnolentes.

Sandino pendait les intrus.

Les héros de Wall-street
furent dévorés par les bourbiers,
tués par l’éclair,
poursuivis par les couteaux,
une corde les réveillait
comme un serpent dans la nuit,
et, pendus à un arbre, ils étaient
lentement transportés
par les coléoptères bleus
et les dévorantes plantes grimpantes.

Sandino était dans le silence,
sur la Place du Peuple, Sandino
était partout,
tuant des Nord-Américains,
châtiant les envahisseurs ;
quand vint l’aviation,
l’offensive des armées
cuirassées, la pression
d’une puissance écrasante.
Sandino, avec ses guerilleros,
comme un spectre de la forêt,
était un arbre qui s’enroulait,
ou une tortue qui dormait,
ou un fleuve qui glissait.
Mais l’arbre, la tortue, le courant,
se firent mort vengeresse,
se firent systèmes de la forêt,
mortels symptômes d’araignée.

(en 1948,
un guerillero
de Grèce, colonne de Sparte,
urne de lumière attaquée,
par les mercenaires du dollar,
depuis la montagne précipita le feu
sur les poulpes de Chicago,
et, comme Sandino, le vaillant
du Nicaragua, fut baptisé
« Bandit des montagnes »)

Mais le feu, le sang
et le dollar ne pouvant détruire
la tour altière de Sandino,
les guerriers de Wall-street
firent la paix, et invitèrent
le guerrillero à la célébrer ;

un traitre de fraîche date
déchargea sur lui sa carabine.

Il s’appelle Somoza. Jusqu’à ce jour
il règne au Nicaragua :
les trente dollars ont prospéré
et enflé dans son ventre.

Ceci est l’histoire de Sandino,
capitaine du Nicaragua,
incarnation déchirante
de nos terres trahies,
divisées et attaquées,
martyrisées et saccagées.

Le chant général, Pablo Neruda
IV LES LIBÉRATEURS
Volume I, Traduction de Alice Ahrweiler
Les éditeurs français réunis